Georges Artemoff

par Joë Bousquet

Je ne veux que rappeler à son sujet ce que tout le monde sait de la peinture. Son exemple nous apprendra comment un artiste inspiré se dépense dans sa création : et ce qu’il faut d’amour et de foi pour réchauffer les techniques de l’école et en faire les éléments vifs et brûlants d’un métier. Au service d’un tempérament âpre, généreux, la grammaire plastique, en effet se transforme.
Broyée entre l’artiste et l’homme, elle prend vie, elle invente, elle raconte - non sans imposer silence à la facile imagination dramatique. Elle devient le dialecte poétique de celui qui a la peinture pour unique raison d’être.

Toute la vie d’Artemoff est dans son art. Il est facile d’observer, en premier lieu, comment sa main tente, à travers mille détours, une métamorphose de la matière. Ne croyons pas qu’il suffise à un peintre aussi doué de transporter des objets dans un nouvel éclairage.

C’est la réalité même qui change ici de densité et de structure, comme s’il s’était proposé d’en transmuer la substance.

Ce don, de beaucoup le plus significatif entre tous ceux qui distinguent l’oeuvre de qualité est aussi celui qu’un œil non exercé décèlera le plus aisément.
Imaginez qu’un accident déchire une peinture d’Artemoff et en disperse les fragments chaque lambeau portera, non pas une nuance de la palette, mais un débris vivant de la composition. Même réduit aux proportions minuscules d’un timbre-poste, le morceau sera œuvre de lumière, non l’échantillon d’une couleur, mais un foyer de couleurs.

Artemoff nous aura imposé deux vérités élémentaires ; vérités que nous connaissions tous, que nous connaissions trop ; il nous en manquait la patiente expérience.

La première de ces vérités est qu’un beau tableau parachève l’ameublement d’une pièce. Il n’a donc pas aidé à la meubler ?
Il rend habitable l’endroit qui a reçu tout son mobilier. Imaginons une fenêtre supplémentaire - s’ouvrant plus ou moins aisément - non pas sur le monde bien connu, mais sur un univers à demi refusé, sur un lieu que nous connaissions sans le savoir.

Si le tableau n’était qu’un ornement, nous ne le regarderions pas plus que notre lit, nos fauteuils. L’appartement où vous êtes chez vous ne vous rappelle rien. Il fait le désert dans vos yeux : vous n’y êtes nulle part.

Transportez-y un vrai tableau non pas une image de la vie, mais une œuvre qui résume, comme celles d’Artemoff, un moment d’une vie passionnée. Ce miroir sans fond change la lumière de l’espace où vous êtes enfermé avec lui. Il oriente le milieu où notre existence se détache, se désintéresse. Il est singulier qu’un endroit se transforme si entièrement parce qu’une composition plastique nous y tient compagnie.
On dirait que notre regard y pénètre, de ce fait, un peu plus largement que nous ; et qu’il y dépasse le champ de notre action, l’enclôt de limites conçues au-dedans de nous. Le regard dont une peinture s’est emparée devient l’asile de notre esprit.

La deuxième vérité, c’est qu’une peinture est faite pour décorer un mur elle habille une surface plane. Comme la fresque autrefois, le tableau de chevalet est appliqué à la muraille et imprimé dans sa hauteur et sa largeur par toutes les perspectives réelles de l’architecture où il a sa place.
Ne cherchons pas chez Artemoff d’allées menteuses, de mariages illusoires entre ce qui s’avance et ce qui s’éloigne. Reliefs en trompe-l’oeil, consolation de ceux qui n’ont pas reçu la grâce d’exprimer des sentiments par des couleurs.

Cependant, la peinture d’Artemoff nous berce sur une image élue ou à élire. Cet artiste suggère à notre imagination un motif, mais c’est pour la gloire de porter la rêverie plus haut, de la changer en contemplation.
Regardons une femme, un bouquet, regardons-les de tous nos yeux toute notre personne est captive de notre attention, nos pieds ne touchent plus le sol. On dirait que sur cette figure fascinante notre regard s’est tu, saisi : ce que nous admirions nous regarde.

Evénement magnifique. Pas plus étonnant, toutefois, que le mystère dont un homme est fait.

Dans la campagne, plus d’une fois, notre regard s’est heurté à un cerisier ; il l’inspectait sans nous émouvoir ; se reposait sur ce feuillage trop vert avant de cueillir et de compter ces fruits trop rouges et qui alarmaient le bleu du ciel.
Or, sur ce tableau, les couleurs figurées s’associent et s’enchantent mutuellement. Singulières, stridentes, scandaleuses, à les regarder isolément, elles se comprennent, s’appellent, se prévoient ; et cristallisent à travers leur diversité la fraîche et pure transparence de la lumière naissante.
Le cerisier jaillissait d’une ombre où le jour avait fait naufrage. Sur le tableau accroché à notre mur, des rouges et des bleus, couleurs naturellement ennemies, ont conspiré dans l’élaboration d’une forme exquise et ils s’habillent de rosée. Dans l’union des couleurs minérales et aériennes, le regard s’est pénétré de sa substance immatérielle et, sur la nuit de notre cœur, il suspend une aube faite de larmes invisibles.

Joë Bousquet