Solitaire et têtu, un cosaque égaré dans la Montagne Noire

Interview de Georges Artemoff

par Michel Roquebert

C’est un homme des steppes, et il vit à Revel, au pied de la Montagne Noire, dans une jolie maison bourgeoise. Entre les meubles anciens, les gravures rares, les boiseries travaillées, il promène sa stature de cavalier slave, son visage à la fois rude et doux, son accent chantant où les voyelles s’allongent entre des « r » qui roulent mollement. Il a connu les plus grands peintres de son temps : l’Italien Modigliani, mort à 36 ans, l’Espagnol Juan Gris, mort à 40, et tout ceux qui comme lui, autour des années 1910 et 1920, ont fait de Montparnasse la capitale de la peinture mondiale. Il passa au travers de bien des révolutions ; la russe d’abord, puis celles de l’art : cubisme, expressionnisme, tout ce que l’imagination créatrice et bouillonnante des hommes inventa pour s’exprimer toujours plus. Seul, il a poursuivi son chemin.. Son domaine, aujourd’hui : une véranda qui lui sert d’atelier l’été ; des plantes vertes, des pierres romanes, qu’il adore. C’est là que je suis allé le retrouver.

En quelle année êtes-vous né ?

Je ne sais pas exactement. Ce devait être en 1896. Je suis né à Oroupinskaia, sur le Don, dans une famille cent pour cent cosaque. Mon père était médecin militaire, et ataman, c’est-à-dire chef de village. Une sorte de maire et de chef d’escadron en même temps, c’était cela chez nous, l’ataman. Quand il ne faisait pas l’affaire, on le renvoyait et on en mettait un autre à sa place. Nous avons toujours été un peuple démocratique...

Comme tous les Cosaques, vous êtes-vous lancé tout enfant dans la carrière militaire ?

Chez nous, traditionnellement, on était cadet de 7 à 18 ans. On en sortait lieutenant de cavalerie. Moi, cela m’embêtait d’être embrigadé. Tout jeune, j’avais commencé à dessiner et à peindre. C’est très rare chez nous, d’ailleurs. Les Cosaques sont des cavaliers, des danseurs, des musiciens, des chanteurs, mais pas des peintres. Enfin, moi, je peignais. Aussi loin que je remonte dans mes souvenirs, je me revois toujours en train de gribouiller. Alors j’ai obtenu une bourse pour l’Académie des beaux-arts de Rostov. Je dois d’ailleurs dire que ma mère aussi dessinait.

Et à Rostov, qu’avez-vous appris ?

Rien. Il me semble que naturellement, spontanément, j’étais... impressionniste, si vous voulez Vous savez, Signac, les petits carrés... A 17 ans, j’ai fait ma première exposition. Et, ma foi, elle a plu. Au bout de trois ans, je suis allé aux Beaux-Arts de Moscou, pour compléter Rostov.

Et là ?

Je suis arrivé à Moscou à une époque où le réalisme y était en vogue, un réalisme fort puissant. Bien sûr, l’impressionnisme, le fauvisme, commençaient à arriver de Paris. Mais on a quand même été étonné de voir un jeune impressionniste qui, lui, arrivait des steppes... Seulement, ; voyez-vous, ce qui m’a le plus frappé alors à Moscou, c’était le climat révolutionnaire. Il y avait beaucoup de révolutionnaires dans le milieu où je vivais, un milieu d’étudiants et d’artistes, bien sûr. Stanislawsky, par exemple, cet homme qui a complètement rénové le théâtre - et que ma mère connaissait, d’ailleurs - c’était un révolutionnaire. Tout cela est très important. Il y avait chez les intellectuels un extraordinaire bouillonnement. C’était la Révolution qui approchait. Et dans tout ça, j’ai obtenu une bourse pour aller étudier la peinture, soit à Paris, soit en Italie. J’ai choisi Paris. J’y suis arrivé juste avant la guerre, ; en 1913...

Alors je vous pose la même question. À Paris, qu’est-ce qui vous a frappé ?

Tout. Tout m’a frappé. J’ai perdu ma technique. Je me suis senti complètement déraciné.
Vous avez très vite lié connaissance avec les peintres de Montparnasse...
Bien sûr, j’ai débarqué à Montparnasse ! Zadkine m’a d’abord prêté son atelier, cité Falguières. Ce Zadkine ! Il avait un chien extraordinaire, un dogue de Bordeaux. J’ai toujours eu une passion pour les chiens. A la Rotonde, en se rencontrait tous. Il y avait là Soutine, Krémègne, Modigliani, Pascin, bien d’autres encore. Et puis on allait d’atelier en atelier, on échangeait des idées. Je payais souvent à boire et à manger, car j’étais privilégié : j’avais de l’argent...

Vous avez aussi rencontré Picasso...

Oui. Un jour, je vois arriver un petit apache, avec une casquette américaine. On me dit : « C’est Picasso ». Je suis allé chez lui. Il collait des bouts de journaux et peignait avec du cirage. Ça m’a étonné...

Et le cubisme, vous a-t-il étonné ?

Le cubisme m’a bouleversé et ahuri en même temps. Mais je ne voulais pas suivre ce chemin. Peu à peu, je l’ai étudié, mais je n’ai jamais été cubiste.

La guerre a éclaté, vous vous êtes engagé, et vous avez été grièvement blessé...

Je suis d’une race guerrière ! Je n’ai pas voulu rester en arrière, comme un lâche. Je voyais partir de vieux poilus. J’ai voulu partager leur sort. Mais tout ça n’a rien à voir avec la peinture, ce sont des choses personnelles, je n’aime pas en parler.

La guerre finie, vous êtes revenu en Russie, une unique et dernière fois...

Oui, je suis allé revoir ma famille. C’était en pleine Révolution. Quand j’ai voulu rentrer à Paris, ça a été très compliqué. D’abord, j’ai tout perdu. Des documents, mes biens, mon argent, mon cheval... J’ai été bloqué en Turquie, où j’ai attendu de longs mois mon visa.

Avez-vous fui la Russie ?

Non. Même sans la Révolution, je serais rentré à Paris. On m’avait gardé mes toiles, mon atelier m’attendait. Je sentais que c’était là qu’il me fallait travailler.

Vous voilà donc, en 1920, peintre à Paris. Que faites-vous exactement ?

De la décoration. Beaucoup de décoration. Des cafés, des boîtes de Montmartre. J’ai beaucoup de commandes et, ma foi, je vis bien, je gagne de l’argent. Mais aussi je peins, je sculpte, j’expose, j’obtiens des médailles, d’abord d’argent, puis d’or. Un jour, je veux partir six mois en Corse. J’y reste six ans. Puis je m’achète une petite maison à Clamart, où je reste jusqu’à cette guerre, avec une paire de setters irlandais. Je chasse, je pêche. Rien d’extraordinaire, vous voyez. Je suivais mon petit chemin.

Justement, ce chemin qui est le vôtre, pouvez-vous le définir ?

Je crois que, très jeune, mon chemin était indiqué. Quand je dessinais, c’était sous l’influence des grands maîtres anciens : Breughel, Dürer, Holbein, Cranach, et aussi Vinci. Ils m’ont marqué, en tant que dessinateurs. La peinture proprement dite me touchait moins. Quant au cubisme, non, ce n’était décidément pas mon chemin. J’étudiais, mais je voulais m’exprimer librement. Vous savez, j’ai toujours travaillé seul, dans un isolement assez farouche. Ce que je voulais avant tout, c’était avoir un dessin très fort, j’étais hanté par les anciens. C’était ça, pour moi, l’essentiel. Alors je travaillais, et je n’aimais pas beaucoup la société.

Vos rapports avec les marchands ?

Humm ! Je n’ai jamais voulu travailler par contrats avec les marchands. Le marchand de Modigliani me l’a proposé, j’ai refusé. J’avais des commandes, j’étais assez aisé, alors que Modigliani, lui, crevait de faim. Vous comprenez, si le marchand vous dit : « Vous faites très bien les roses, il faut faire des roses », vous faites vingt toiles de roses par mois ! Je n’ai pas voulu. J’étais libre, j’avais de l’argent, je n’avais pas besoin de passer par là. Pourtant, on a besoin des marchands pour arriver. Mais moi, je n’ai pas d’esprit pratique, pas du tout. J’ai raté Paris à cause de mon entêtement. Mais j’ai peut-être, quand même, trouvé mon chemin.

C’est la seconde guerre mondiale qui vous a amené dans le Midi. Mais pourquoi Revel ?

Je me suis d’abord replié à Castelnaudary, puis à Toulouse. Mais comme je n’étais pas encore naturalisé, et que la Gestapo rôdait, je suis allé à Sorèze, où je suis resté une dizaine d’années. Puis, comme ma femme avait une maison à Revel, on s’est installé à Revel. C’est quand j’étais à Sorèze que j’ai connu cet homme merveilleux qu’était le poète carcassonnais Joë Bousquet. Et maintenant, vous voyez, je travaille. J’expose de temps en temps à Paris, chez Gérard Mourgue, chez Jeanne Castel.

Vous avez des toiles au Musée d’art moderne ?

Oui, Jean Cassou en a acheté deux, ou trois peut-être.

Quels sont les peintres modernes que vous aimez ?

Ucello. Vous riez ? Que voulez-vous, je suis un démodé. Pour moi, je vous le répète, les grands maîtres, ce sont Cranach, Holbein, Bosch aussi. C’est leur énorme technique que je voulais, comment dirais-je ? mettre comme fondation à mon propre métier, pour ensuite me libérer et m’exprimer comme je veux. Mais ça demande des années.

Picasso ?

C’est un grand. Un démiurge. Je l’aime beaucoup. Mais pas quand il s’éloigne des réalités, pas quand il cherche à épater le bourgeois.

Juan Gris ?

Beaucoup aussi. Je l’ai beaucoup aimé. Il a fait des choses merveilleuses.

Pourquoi y a-t-il tant d’Arlequins dans votre œuvre ? C’était un thème très fréquent chez les peintres de Montparnasse.

C’est parce qu’un jour, dans un café de Pigalle, on m’a demandé de décorer, avec des arlequinades. J’ai embarqué d’autres peintres dans l’affaire. On est allé chercher des costumes de théâtre. J’ai trouvé cela très séduisant, ces couleurs hardies, la forme des guitares, c’était intéressant, ça m’a laissé un pli. J’en peins toujours, ils me sont nécessaires.

Vous avez dit tout à l’heure que vous aimiez les chiens, la chasse, la pêche. La Corse vous a gardé six ans...

Oui, j’adore la mer...

... et vous ne peignez jamais de paysages !

Non. Quelquefois des marins. Mais je ne peins ni la campagne ni la mer. J’aime les êtres, les figures, les corps. C’est par là, par les corps surtout, que je veux m’exprimer.

Avez-vous conscience de faire une peinture très dramatique ?

Non. Qu’est-ce que c’est d’ailleurs que la gaieté ? Le bonheur ? Regardez une jolie fille. Pas la beauté hollywoodienne ; une fille simple, dans un café. C’est ça, la beauté. Je la peins. Je compose les formes. Je peins en même temps son passé, sa vie. C’est la vie peut-être qui est dramatique. Voyez-vous, je veux que ma peinture touche, qu’elle impressionne, comme la musique. Si je touche un peu les gens, alors je n’ai pas tout à fait perdu mon temps.

Propos recueillis par Michel Roquebert, le 18 novembre 1962.