Johannes Brahms

Concerto pour violon et orchestre en Ré majeur, Op. 77

Les jeux de l’amitié et du violon

Brahms n’aura finalement écrit que quatre concertos dans une époque portée pourtant à cette forme à succès, rencontre entre un romantisme flamboyant et l’égotisme exacerbé du moi du soliste : Deux concertos pour piano, un concerto pour violon, et le double concerto pour violon, violoncelle et orchestre.
Brahms se sera, là aussi, acquitté de ses dettes musicales et de ses remords musicaux, mais comme toujours avec cette ambiguïté qu’il porte en lui. Ambiguïté entre son respect attendri de la forme classique et la modernité de son écriture, ambiguïté entre ses "berceuses de ses douleurs" et sa pudeur farouche. Et de fait s’agit-il bien de concertos ?
Aussi bien pour ce concerto des années 1876-1879, que pour l’ensemble des autres, il vaudrait mieux parler de symphonies concertantes tant le soliste est appelé à se fondre dans le tissu de l’orchestre.
D’ailleurs, en regardant, on peut remarquer que le concerto pour piano n° 1 op.15 est un détournement d’abord de sonate pour piano puis d’un projet de symphonie. Le concerto pour piano n°2 op. 83 est lui très loin du schéma classique du concerto en trois mouvements avec sa voûte orchestrale sous laquelle rêve un piano somnambule. Le double concerto op. 102 est une œuvre tardive issue de sa musique de chambre (sonate piano et violoncelle op. 99 et sonate piano et violon op. 100, trio op. 101) ici réunifiée par une trame symphonique.
Seul véritablement le second de ces concertos, le concerto pour violon, voulait délibérément s’inscrire dans la tradition déjà établie du grand concerto pour violon romantique. Pourtant il est surtout la célébration d’une amitié profonde avec Joseph Joachim, illustre virtuose et membre de ce triangle affectif qui a modelé la personnalité de Brahms : Clara et Robert Schumann et lui Joachim.
Véritable correspondance à deux, ce concerto est plus temple de la fraternité, qu’adaptation de la musique de Brahms aux codes de la virtuosité violonistique requise pour cet exercice.
Interpellant sans cesse son ami, car lui, dont l’âme sonore était faite de l’étoffe des sons du piano, découvrait les vertiges du violon. Il a mis ses lettres intimes avec Joachim dans cette œuvre et aussi ses défis. Brahms voulait prouver, et se prouver, qu’il pouvait établir de nouveaux critères du concerto pour violon après Beethoven, Mendelssohn et celui exactement contemporain de Tchaïkovski. Il ne le connut qu’en 1881, soit deux ans après la création le 1er Janvier 1879 à Leipzig de son propre concerto bien sûr porté par Joachim. Cette découverte intime d’un autre univers instrumental, le violon, pour lui qui était tant fasciné par la virtuosité endiablée des musiciens tziganes hongrois, fut un élément stimulant.
Nous étions dans les années heureuses et fécondes de 1877 à 1879 où les mélodies fleurissaient d’abondance, où l’illumination de la nature du Sud de l’Autriche à Pùrtsdraach au bord du Wötherse lui permettait le passage vers l’acceptation de sa maturité, lui l’homme de presque 45 ans qui avait tant redouté la quarantaine glacée.
Les œuvres soeurs composées dans les mêmes conditions sont la deuxième symphonie op. 73, et surtout la si proche sonate pour violon op. 78.
Brahms peut dans cette euphorie du succès grandissant, de l’amitié souveraine, et de la griserie du lieu, débrider son lyrisme, et "lâcher" ses thèmes vers plus de radieux, plus de mélodieux.
Ample et lyrique ainsi sera donc ce concerto, une fois réglées les incessantes chamailleries avec Joachim sur les traits proprement violonistiques, car pour Brahms le violon devait être dominé alors que le piano pouvait rester confident intime, donc égal.
Cette volonté de soumission de ce faux ami qu’est le violon, Brahms va l’inscrire dans les pièges techniques qu’il dresse dans sa partition (passage en double-cordes, énormes intervalles).
Cette œuvre de l’été 1878 devait à l’origine comporter en plus du mouvement lent, un scherzo qui, supprimé, sera réutilisé dans le second concerto pour piano.
De ce concerto, mélange de bonheur musical et de disputes entre amis, il reste une des œuvres clés du répertoire et aussi une très abondante correspondance entre nos deux amis faite d’entêtements, de compromis, de fidélité toujours :"Il y a quelque excuse à ce que ce concerto porte ton nom, puisque tu es plus ou moins responsable de la partie de violon".De ces jeux de l’amitié, mais aussi d’une vision claire du but à atteindre, est née cette symphonie avec violon principal et fraternité partagée.
Cette œuvre d’environ quarante minutes comprend donc trois mouvements, dans le plus pur schéma classique vif-lent-vif :
1- Allegro non troppo avec cadence

2-Adagio

3- Allegro giocoso, ma non troppo vivace - Poco pin presto

Premier mouvement

Pour souligner l’emprise de l’orchestre, c’est bien celui-ci qui présente la plupart des thèmes dans une première et longue exposition. Ensuite le soliste interviendra pour, dans une nouvelle exposition, reprendre possession des thèmes qu’il fera sien, en les parant de sa virtuosité et de fougueuse course vers l’impossible. Mais jamais ne sera interrompue la coulée lyrique.Très proche du concerto pour violon de Beethoven ou de Mozart, Brahms considère le développement plutôt comme un épisode propre. Bien sûr une cadence traditionnelle pour le soliste est réservée avant la reprise. Cette cadence non écrite par Brahms est laissée à l’interprète qui peut choisir entre Joachim, Reger, Kreisler et bien d’autres. La coda reprend les thèmes mais dans l’aigu du violon.

Deuxième mouvement

Comme une lente sérénade ce mouvement est "une prose musicale" qui au travers du hautbois se déroule et se déploie dans la lumière. Le violon s’y inscrit en la magnifiant, la dramatisant parfois. La fin se veut en état d’apesanteur, d’immatérialité douce et sereine.

Troisième mouvement

Brahms, va, encore une fois, célébrer ce tournoiement de la musique hongroise, en fait celle des tziganes de Hongrie réservée d’ailleurs dès cette époque aux touristes. Le malentendu de Liszt concernant cette musique n’aura pas troublé Brahms qui va vers cette musique par pur plaisir du vertige.Ce mouvement sera donc une fête, et rarement Brahms se sera laissé aller à un tel dynamisme, une telle orgie du rythme. Herr Doktor était heureux, et le violon doit entraîner tout le monde.

Aussi sert-on à cette auberge du plaisir les traits enivrants du violon, à qui sera encore dévolu presque une autre cadence, et le vin de la musique coule à flots. Santé !

Gil Pressnitzer