Johannes Brahms

Symphonie n° 4

La symphonie des adieux

Longtemps, très longtemps, Brahms a marché le long des bois, lacs et forêts, au fil des auberges chaudes, au large de sa jeunesse oubliée quelque part vers la mer du Nord et de ses couchants de mouettes en fuite.
Mais souvent, très souvent, derrière lui il entendait le pas lourd et écrasant de Beethoven.
Tant que le tumulte des vagues battait fort et que l’insouciance cruelle du jeune homme claquait plus intensément que ses doutes, il ne se retournait pas.
Puis vint l’adoubement des Schumann, Clara et Robert, le sacre par l’Allemagne nostalgique qui l’attendait comme rempart contre le changement.
Il était devenu Brahms, le grand Brahms, le plus grand musicien de l’Allemagne, le digne successeur d’une grande lignée, le grand actuel face au monde changeant.
Alors il lui fallut bien se retourner et affronter son syndrome de musicien intime face à l’ombre immense du Dieu couvert de nuées, Beethoven et oser l’affronter sur son terrain, la symphonie. Cette montagne était là et couvrait tout son horizon. Le peuple attendait le fils divin, et Brahms doutait et voulait s’endormir du sommeil de la terre.
Mais il lui fallait être à la hauteur de l’onction décernée en se mesurant aux orages symphoniques.
Certes, il avait déjà pris des chemins de traverses encore peu foulés, des clairières de musique encore pleine de baies rares ; C’était dans son univers familier de la musique de chambre ; les concertos lui avaient aguerri la main de compositeur.
Par contre l’horizon semblait barré dans le domaine de la symphonie : depuis que tant de doctes savants avaient annoncé la mort de la symphonie portée au tombeau en même temps que le Prométhée des sons, Beethoven.
De plus, la guerre de religion violente entre tenants de la musique de l’avenir sous la barrière wagnérienne et les tenants de la musique éternelle, figée dans l’absolu, faisait rage à Vienne ; Donc partout, dans le monde.
Brahms par orgueil ou indifférence s’était laissé enfermer dans le rôle de chef de clan des conservateurs, les Brahmines. Il ne ratait pas une occasion de se moquer du fou de Saint-Florian, Bruckner.
Brahms était donc le maître vénéré de Vienne et même si le camp d’en face ne l’épargnait pas, cela ne l’affectait guère, certes il y avait bien ce critique délirant qui avait touché si juste en écrivant : « Brahms ne sait pas donner de la joie dans sa musique ».
Mais l’asile d’aliénés attendait cet Hugo Wolf de malheur.

Il y avait bien aussi ce jeune Gustav Mahler qui l’accablait de compliments et de manuscrits très hérétiques musicalement, mais pour Brahms qui brisa le début de sa carrière de compositeur en lui refusant tout prix, Mahler n’était fait que pour la direction d’orchestre et pour diriger encore et encore Don Giovanni. D ’ailleurs il semblait avoir renoncé à gribouiller des partitions et entrait dans l’esclavage du métier de chef d’orchestre. Chacun à sa place et Brahms au panthéon !
L’horizon tranquille et balisé de Brahms devait simplement passer par le corps à corps avec la symphonie, pour reprendre le flambeau et fermer l’héritage beethovénien. Patiemment, ayant mûri grain à grain chaque note, il se lança dans cette odyssée. Il entreprit de se mesurer à la symphonie mais en balisant ses formes, en cadrant les précipices. Longuement portées en lui, polies et repolies, il en composa quatre. Tel un élève kabbaliste, Brahms n’avait osé s’attaquer au mystère symphonique que passé quarante ans, de peur de s’y perdre, de peur de devenir fou et pire médiocre.
À quarante ans, on est parvenu au sommet de la montagne et donc se prépare déjà la chute, dit un de ses lieder de 1884. Brahms écrivit ses symphonies sur neuf ans, et il les repartit en deux blocs ; Celui de la première et de la seconde en 1876 et 1877, puis la troisième en 1883 et enfin presque dans la foulée, du moins pour Brahms qui remâchait sans trêve ses musiques, la quatrième en 1885.
La première fut la transgression du tabou par rapport au regard du père, et il lui fallut plus de vingt ans pour passer à l’acte. La suite fut plus simple, une fois reconnue que la Dixième de Beethoven revivait dans sa symphonie, il n’eut plus à prouver mais à durer. Harmonieusement il arriva enfin à l’ultime, la quatrième.
Apaisés les élans ; résignées les pulsions, apprivoisée la solitude : l’automne ne l’avait jamais quitté mais maintenant il marchait côte à côte avec tendresse. Une sagesse montant du passé l’accompagnait ; Alors que ses contemporains dédaignaient superbement la musique d’avant, Brahms patiemment, longuement, avait étudié, parfois ressuscité et édité des auteurs sombrés dans l’oubli ; c’est lui qui édita la Messe en si de Bach ;
Il était bien un des rares à tout savoir de l’alchimie sonore des Flamands, des Italiens de la Renaissance, de Bach et Buxtehude ou plus encore Heinrich Schütz. Les secrets de ces vieux maîtres, il les avait dénoués.
Les ressorts intimes de leur pensée complexe lui servaient aussi d’antidote face à l’exemple paralysant de Beethoven. Mieux que lui ;il naviguait naturellement dans les arcanes du contrepoint.
Les fulgurances beethovéniennes étaient endiguées par la vieille et antique sagesse.
Pour sa symphonie des adieux, Brahms pouvait enfin tordre le cou à la nécessité de débordement attendu d’un romantisme balisé, encadré dans les bonnes conventions, pour s’écrire à lui-même et non plus au public, une œuvre austère dont la richesse ne se révélerait qu’aux initiés.
Enfin pouvoir attendre au bord du vide des routes blanches, se reposer de ses angoisses toujours différées, saisir le cristal du vin blanc, mordre dans la délicieuse vulgarité des saucisses grillées, se laisser aller enfin à n’être pas son personnage. Enfin ne plus avoir à plaire. Brahms est sur la dernière lande, son œuvre est presque derrière lui, comme une maison familière et étrangère à la fois et fumant au loin, comme la chaleur d’une poignée de marrons au coeur du froid. ’’ Ici, les cerises ne seront pas douces " prévient-il.
Sa trajectoire vers la gloire est accomplie, maintenant il peut s’écouter.
Une œuvre secrète, pleine de chambres souterraines, de sciences dissimulées, d’hommages au passé est en train de mûrir. Écrite en 1884-1885, pendant ces étés de plongée dans la nature, la quatrième symphonie est son opus 98, son adieu testamentaire à l’orchestre, excepté le merveilleux remords de 1888 du double concerto.

Plus besoin de séduction immédiate, Brahms veut clore sur un arc tendu une œuvre qui ne serait qu’une ample courbe musicale nourrie de siècles et de formes oubliées (chaconne, passacaille, variations...).
Et cette quatrième est bien la plus étrange œuvre de Brahms ! Elle ne doit plus rien à Beethoven, mais beaucoup plus à Haydn. Schütz, Bach. Elle se veut "le chef-d’œuvre" qui vient clore toute une évolution de la musique, et dont les clefs sont à découvrir, les voûtes à parcourir. Hors du temps, hors des modes, la quatrième symphonie de Brahms est une stèle à la musique. Bien des écoutes sont nécessaires pour qu’au-delà de l’aspect scolastique mis en avant avec ostentation, on redécouvre les ruisseaux souterrains d’un Brahms secret et voulant s’enfermer dans sa vieillesse. lui qui n’avait alors que 5I ans.
Comme plus tard Alban Berg, autre viennois, Brahms terminera son œuvre autour d’un thème de Bach, celui de la cantate BWV 150 (Nach dir Herr. verlanget mich) de Bach des années 1708/1709. Que dit cette cantate ? Mon Dieu après toi je soupire. Mes jours dans la souffrance, Dieu les changera en joie ’’. Cette œuvre de Bach implorant d’être sous la coupe de Dieu, est proche de la musique instrumentale. Brahms la découvrit en 1884. et autant que la portée du texte implorant une protection c’est la forme finale de la cantate (une chaconne) qui le frappera au point de prendre le thème de la basse comme pierre angulaire, comme fondation du final de la quatrième symphonie.
Ce double bouclier de Dieu et de Bach, et selon certains témoignages Dieu d’ailleurs se prenait parfois pour Bach, ce rempart, donc pour le bon protestant qu’était Brahms. sera un puissant exorcisme contre Beethoven, les critiques, et ses propres doutes.
Notons que cette symphonie a bien failli connaître la purification des flammes, car devant l’hostilité de ses amis, les vieux démons du doute qui toujours ont campé dans sa tête, reviennent, et lui font croire qu’il faut brûler le manuscrit. Il l’en fut rien, et ce bloc intimidant parcouru de variations, d’arcs boutant, d’ogives sonores, demeure une des œuvres les plus jouées de Brahms.
L’œuvre pouvait s’élaborer hautaine et vibrante à la fois, dernier hommage à tout un monde. Les seules symphonies contemporaines furent la huitième et la neuvième de Bruckner et surtout le nouveau monde ouvert par ce jeune Mahler dans sa symphonie Titan.

Voici quelques notes sur la musique de la quatrième symphonie en mi mineur Opus 98

- Premier mouvement : Allegro non troppo
- Deuxième mouvement: Andante moderato
- Troisième mouvement :Allegro giocoso Paco mano presto
- Quatrième mouvement : Allegro energico et passionato Piu allegro
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Cette œuvre écrite en villégiature à Mürzzuschlag en 1884-1885, est porteuse des malentendus entourant l’étrange Monsieur Brahms.

- Premier mouvement

Autour du premier thème caressant et sinueux du tout début de 1’œuvre, on peut s’attendre à de beaux épanchements dans des forêts bien balisées et garanties romantiques estampillées.
Mais Brahms, depuis longtemps, dépassait cela. Au-delà de cette beauté frémissante et toujours légèrement voilée,. il met en place une très complexe structure d’échos, de décalages, d’imitations ou les bois le plus souvent, mais aussi les altos et violoncelles ne font que varier insensiblement le thème.
Ce subtil jeu de miroirs, comme du vent qui passe dans les arbres, parfois tout à fait le même, parfois tout à fait un autre, se propage dans tout l’orchestre. Une extrême rigueur enserre une seule et longue variation sur une simple et pure chanson.
Chanson déjà échappée avant que d’être déroulée.
Tout semble avoir été déjà entendu, et pourtant l’œuvre avance toujours se transformant subtilement à chaque mesure : Mémoire du vent sur le socle de toute la mémoire des vieux musiciens du monde.

Le deuxième mouvement commence à l’unisson des vents. et va encore plus avant dans cette expérience de la mémoire qu’est cette symphonie. Ce chant plaintif tourne et retourne, indécis instrumentalement et tonalement. Pourtant une construction cachée porte ce souffle et fait toucher au plus prés le mystère de Brahms : la mélancolie entrelacée avec la pudeur.
Ceux que l’on aime sont toujours si loin et les bois prennent leurs visages.
Leurs voix s’obscurcissent dans les instruments qui bougent comme des feuilles. La musique de Brahms n’est jamais immobile, tout est riche de frémissement intérieur, de fusion enfouie, mais à la surface, comme dans ce long andante, le souffle est retenu, suspendu.

Troisième mouvement La science orchestrale devra masquer la buée des sentiments et un très long scherzo (plus de 350 mesures) va cacher ces moments d’abandon. Puisque nos amis Viennois raffolent du bucolique, en voici donc, et avec tous les canons du genre. Et pourtant ce troisième mouvement est bien étrange, avec ce triangle envahissant, et sa drôle d’orchestration.

Le quatrième mouvement est d’une tension formidable, bâti sur une passacaille inspirée de Bach. L’esprit en est proche de l’ennemi Bruckner, avec sa volonté de couronnement de l’œuvre et sa forme d’ogive gothique. Mais Brahms accède lui au monumental, non par la durée mais par la science de la tension, des coloris (les trombones !). Ce que Bruckner approche parfois d’instinct, Brahms le bâtit consciemment, cachant en profondeur ses inventions, ses complexités.
Brahms fait avec la symphonie une sorte d’autel faussement austère qu’il dresse pour lui-même.
Mais savoir faire couler autant de frémissements, de courses contre la mer, de feuilles qui tournoient encore, dans le corset de l’orthodoxie la plus stricte, fait de Brahms un musicien moderne.

Cette quatrième symphonie de Brahms ne vient pas naturellement à nos oreilles, elle est pourtant celle qui doit se mériter malgré l’ostentation de sa science orchestrale.
« Pleurer n’est rien, encore ne faut-il pas revenir bredouille de ses larmes », et par-delà un romantisme sous-jacent, cette œuvre grave demeure ’’ au sommet de la montagne ’’ que s’était fixé Brahms.

Gil Pressnitzer