Johannes Brahms

Un Requiem Allemand

La mort consolée

« Comme un homme que console sa mère ainsi je vous consolerai »

Cet extrait du texte du cinquième mouvement pourrait définir l’esprit tout entier voulu par Brahms dans son Requiem Allemand. "On n’écrit véritablement qu’entre cicatrices et sanglots" dit Jean-Michel Maulpoix et ainsi a dû composer le plus souvent Johannes Brahms, La mort est d’ailleurs une compagne familière pour Brahms et elle serpente en toute liberté dans son œuvre faisant quasiment partie du paysage, immuable et proche.
“ La mort, c’est la fraîche nuit. La vie, c’est le jour accablant» (Heine), et ceci depuis les premiers lieder jusqu’aux chants ultimes des quatre chants sérieux écrits dans l’urgence noire des textes de l’Ecclésiaste près de vingt ans plus tard mais avec la même conviction solitaire « J’ai estimé les morts qui sont morts plus heureux que les vivants qui sont encore en vie».

Entre le deuil de Schumann et celui imminent de sa mère. Brahms dresse son ode de consolation à la mort. Cet hiver 1886/1887 est celui du travail en solitaire à Vienne, ville enfin acceptée, malgré la profonde nostalgie de Hambourg. C’est aussi la fin de la composition du Requiem, l’œuvre par laquelle Brahms entre dans l’histoire. À partir de là, toute la vie musicale allemande se déclinera contre ou avec lui. Venir à la gloire par une œuvre d’affliction montre combien était grand le besoin profond de consolation et combien était attendu ce type de musique dans tout ce qui n’est pas encore l’Allemagne.

Brahms portait depuis 1857 le Requiem et « voulait s’en débarrasser » comme d’une obligation, d’un examen ultime pour devenir un grand compositeur mais surtout d’une dette avec lui-même et ses deuils intimes. Il lui fallait accoucher de cette grande œuvre chorale qu’il portait en lui. Au milieu de sa vie, ayant renoncé à Hambourg et sans doute aussi à l’amour terrestre, il doit à Clara et à lui-même un chef-d’œuvre qu’il va construire patiemment comme un artisan en retrouvant les secrets des anciens alchimistes de la consolation des âmes. Dirigeant tout un répertoire inconnu de ses contemporains et redécouvrant les œuvres du passé et surtout compulsant dans les bibliothèques les manuscrits oubliés de tous, Brahms est le seul de son temps à bien connaître les Grands Anciens. Sa bibliothèque de partitions contenait la plupart des œuvres aussi bien de la Renaissance que du baroque. C’est Brahms qui sur ses deniers fit éditer la Messe en Si de Bach. Il est aussi un grand compositeur de musique sacrée de 1857 à 1889 des motets, une messe… Il est le grand polyphoniste de son siècle et l’art du contrepoint lui est naturel et familier bien plus que pour Bruckner dont la filiation est plutôt celle de Schubert et non pas de Bach comme pour Brahms.
Dans sa longue écriture des motets, Brahms a renoué avec des méditations religieuses propres à l’Allemagne du Nord et le monde du choral est toujours sous-jacent même dans le Requiem Allemand. À qui veut connaître le Requiem, il faut faire le chemin préliminaire des motets du même compositeur.

Avant d’oser affronter les profondeurs du Requiem et ses propres abîmes, Brahms s’était longuement préparé, il sait manier les masses chorales car il a assuré le poste de chef des chœurs aussi bien à Dortmund dès l’âge de 24 ans qu’à Hambourg et bientôt à Vienne. Il a composé pour ce type de formation plus d’une quarantaine de pièces. Psychologiquement, il est aussi prêt.

Très tôt, il aura assumé ce statut d’orphelin au monde avant que la double perte de Schumann et de sa mère l’ancre vraiment dans la chair de cet état.

Le Requiem est une œuvre grave au croisement des heures ultimes et c’est un jeune homme qui l’écrit. Qui aurait cru, à part ses proches, que ce jeune pianiste de trente ans avait le souffle et la spiritualité nécessaire pour affronter non seulement l’immensité de l’œuvre mais aussi incidemment toute l’histoire de la musique ? Timide oui, mais audacieux comme le disait Clara. La défiance de Brahms devant la vie ou du moins ses complications, le refus de s’attacher ailleurs qu’en amitié et sa vénération des choses simples, tout cela va se retrouver dans son regard sur le monde. Son rapport avec sa mère, être bon et fruste, plus âgée de dix-sept ans que son mari, sera celui du dévouement et de l’adoration.

Il s’entourera de timidité qu’il opposera au monde. Ce monde dont il découvrira très vite les misères, et l’état d’angoisse de la condition humaine ; puis toutes ses interminables veilles pour accéder au savoir, ses longues méditations et cette solitude, véritable ombre de lui-même. Il sait les bas-fonds, mais aussi la grandeur de l’amitié, la force du réconfort : toute son expérience d’homme se retrouve dans son Requiem. Requiem humain, trop humaine, l’œuvre parle de la tragique condition humaine et d’une immense consolation comme celle d’une mère pour son fils. Elle renoue avec des méditations religieuses propres à l’Allemagne du Nord que l’on trouvait déjà chez Schütz par exemple.
Sait-on que pendant la longue nuit de deuil à la mort de sa mère, Brahms joua et rejoua sans cesse Les Variations Goldberg, encore et encore toute la nuit durant ?

Détresse et consolation sont les couleurs profondes de cette musique. Protestant profond, il ne pouvait se laisser aller au théâtre sacré du rituel catholique avec sa mise en scène pathétique des fins dernières; aussi il a totalement refusé les textes habituels, sorte de garde-fou. de garde-ciel à l’émotion humaine, pour assumer seul la mise en scène. Avec un soin extrême, il choisit, plutôt il pèse chaque mot, chaque texte dans ses livres de chevet.
Le nom même de Requiem Allemand sonne comme une profession de foi, celle d’une ré-appropriation ici-bas de l’indicible.

« Plutôt qu’un Requiem Allemand j’aurais dû le titrer Requiem humain » dira Brahms en précisant ainsi tout le sens universel.
Ce Requiem Allemand, d’après des paroles des Saintes Écritures, pour soli, chœur et orchestre n’est absolument pas un Requiem, au moins au sens liturgique du terme car aucune prière des morts n’est ici utilisée. Il choisit de courts extraits qu’il monte ensuite suivant un schéma spirituel et démonstratif. Même Bach n’avait osé un tel montage
Il proclame fièrement la grandeur de la langue allemande renouant avec les courants profonds qui parcourent Brahms - Heinrich Schütz et Martin Luther - et aussi pour exaucer un vieux secret et cher. L’unité vient des textes choisis par Brahms qui est son propre dramaturge et de l’instrumentation désincarnée, "surnaturelle" posée par Brahms sur les mots.
Schumann est mort en 1856 et les premières ébauches connues du Requiem sont d’octobre 1861 et cette lente maturation va s’accélérer à la mort de sa mère le 2 février 1865.
Ce double mouvement profond des houles affectives entre l’amitié terrestre et l’amour filial, - mais Schumann fut aussi ce père idéal - va hâter la composition, la précipiter chimiquement. Devant la vanité des choses du monde. Brahms va proclamer le thème spirituel récurrent du Requiem "Bienheureux sont les morts".
Dès 1866 sont achevées à Zürich les quatrième et sixième parties en juin, et l’œuvre est terminée à Baden-Baden durant l’été 1866.
Bien entendu Clara est la première à entendre quelques mouvements, Clara qui porte en elle à la fois l’image de l’amie et celle toujours en filigrane de la mère.
« Plein d’idées à la fois tendres et audacieuses» fut son premier jugement. Après une première représentation en décembre 1857 des trois premières parties à Vienne, désastreuse car mal préparée avec un timbalier halluciné et un orchestre approximatif, l’œuvre ne fut pas comprise. Cet échec blessa profondément Brahms, l’intégrale en six mouvements fut enfin donnée à Brème le Vendredi Saint 10 avril 1868.
Dès le mois de mai, Brahms ajouta l’actuel cinquième mouvement qui réoriente toute l’architecture de l’œuvre, sept mouvements donc, valeur hautement chargée de symbole sacré et qui préfigure les équilibres de Bartok avec ses plans concentriques et ses liaisons musicales et spirituelles.
Ainsi le septième mouvement reprend non seulement le message de réconfort des affligés mais aussi des éléments musicaux (prédominance chorale, thèmes déjà évoqués….).
Le second mouvement, marche funèbre et danse macabre issue du passé, appelle le sixième avec cette louange fuguée du jugement dernier. Le troisième mouvement est mis en parallèle avec le cinquième, et le désespoir de l’homme est apaisé par la consolation de la mère.
Le quatrième mouvement porte alors l’essence de l’œuvre dont il devient la pierre angulaire à la fois au niveau musical et spirituel.
Que dit alors ce mouvement ? La beauté des demeures de Dieu et l’attente de l’âme, et Brahms met dans cette musique toute la lumière d’ailleurs dont il est capable. Musique de vitrail, de consolation apaisée, ceci est bien le pivot psychologique de l’œuvre tout entière.
Dans ce Requiem, pas de Juge ni de Rédempteur, pas d’effroi ni de sanglots audibles - le seul éclat provient de l’évocation de la résurrection des morts et de la trompette associée -.
Ce Requiem ne décrit pas les luttes entre la vie et la mort, il est détaché des choses de la vie, comme éthéré. La vraie vie comme la vraie mort est ailleurs, pour Brahms loin de la vanité « car toute chair est comme l’herbe, toute la gloire de l’homme est comme la fleur de l’herbe. L’herbe sèche et la fleur tombe » (Deuxième mouvement).

Brahms, le protestant, n’écrit pas pour lui ou pour l’homme mais pour la communauté, « pour les plus nombreux », et la prédominance du chœur est totale malgré les cris d’angoisse du baryton - le seul à oser parler à la première personne - et des soupirs de tendresse de la soprano, sainte et fée à la fois. Remarquons que l’amertume est réservée à la voix d’homme et la consolation à la voix de la femme-mère. Le Requiem est une musique de couleur. Il s’oblige à une sorte de neutralité, à une certaine grisaille. Il présente aussi un côté compact et monolithique rendant en conséquence difficile l’abord de cette œuvre qui mit beaucoup de temps à s’imposer en France. Pour saisir toutes les émotions qui circulent presque souterrainement dans cette musique, il faut aimer la musique chorale et oublier toute la dramaturgie pathétique des autres requiems. Désincarné il parle d’infinies consolations. Il ne s’agit pas d’une messe pour édifier ou pour terroriser ni d’une prière pour intercéder mais d’une ode funèbre pour préparer aux fins dernières. On peut remarquer que la composition du Requiem est strictement contemporaine de la publication du Capital de Marx et des convulsions de la période industrielle et des accouchements violents des nations, l’Allemagne en premier. Notons qu’en parallèle à cette compositio, Brahms mène la composition du cycle des amours profanes de Pierre de Maguelonne.

« L’œuvre des affligés » s’annonce et se déroule ainsi. Elle surgit dans une gravité qui s’entend: le début sera fait de pulsions obsédantes, de musique d’où est bannie toute couleur claire. À part l’extraordinaire apparition de lumière du cinquième mouvement, et la brume voilée du quatrième, le sombre domine partout.
La sonorité globale est tendue comme un velours noir. Musique qui plonge dans les gouffres, musique qui refuse totalement le colossal, surtout dans ce piège à effet que pourraient être ces fugues gigantesques renouant avec Bach, Beethoven mais aussi Mendelssohn.
Le Requiem s’ouvre et se clôt sur la même atmosphère. La musique tutoie les ombres et le même mot « selig »., bienheureux, sert de portique vers l’infini et laisse couler dans cette masse chorale une foi sereine et consolatrice loin des fresques hautes en couleur et en frayeur des visions habituelles.
Un Requiem Allemand, c’est-à-dire une vision, une interprétation de l’homme Brahms, un état de ses doutes et de ses certitudes.

Œuvre totalement subjective donc, mais inscrite dans la tradition luthérienne, ce Requiem forgé dans les douleurs intimes nous parle aussi de nos interrogations. Parlant du Requiem, André Tubeuf a cette formule "la voix de la Mort, et la voix de la mère " pour démontrer comment Brahms échappe au rite pour rejoindre la simple et quotidienne douleur humaine, avec le souffle chaud et banal de la mort, compagne aux aguets et le besoin de consolation qui permet de vivre en attente de cette rencontre et de cette réunion.
Approcher le Requiem de Brahms nécessite d’oublier tous les modèles catholiques et romains, pour écouter cet homme du Nord et des landes battues du cri des morts.

Brahms n’a rien à voir avec cette Mort Baroque et superbe contre laquelle lutte l’homme dans sa terreur sacrée du jugement. La mort ne vient pas, elle est déjà là, tapie en nous, c’est elle qui « ose soudain rire en nous quand nous nous croyons au milieu de la vie » ( Rilke).
Dans cette conception, il n’y a pas de combat, de fuite dans l’amour - et Brahms n’était pas porté vers l’amour mais vers la charité -, aussi la mort devient quasiment douce et fraternelle et l’angoisse ne peut se résoudre que dans une sorte de consolation maternelle comme une voix de soprano séchant toutes les larmes et apaisant l’enfant affolé que nous ne cessons d’être.

Musique planante avant la lettre?

Bien plus en vérité, car dépassant l’immersion mystique étale et rassurante, l’œuvre de Brahms se veut une consolation amère et douce à la fois. Amère de la constatation de la vanité du monde, des poussières du monde, et douce de cette lumière d’après la douleur.

Gil Pressnitzer