Johannes Brahms

Quintette pour piano et cordes, Op. 34

Une marée dans le cœur

Cette œuvre heureuse, admirable qui pour beaucoup d’entre nous fut le lieu de passage vers la musique de chambre de Brahms, semble couler de soi, aller sans heurt vers l’indicible. Et pourtant, elle a marché longtemps, du bout de la Mer du Nord, jusqu’à Vienne, incertaine et tant de fois réessayée, réexpérimentée. D’abord quintette à cordes pour deux violons, alto et deux violoncelles vers la fin de 1862, elle réapparaît sous la forme d’une sonate pour deux pianos vers 1864. Porté par des amis enthousiastes et intransigeants, Brahms tentait plusieurs alchimies, se laissant même appeler vers une symphonie pour orchestre.
Clara Schumann et Joseph Joachim n’étaient jamais convaincus ! Mais la dernière mouture les combla.
La pierre philosophale était forgée : le grain du piano permettant de dégager enfin de la gangue des cordes la clarté nécessaire pour asseoir la densité de son écriture. Jamais tant elle semble couler naturellement on pourrait imaginer qu’elle est issue d’un patchwork d’essais antérieurs. Brahms conserva de l’affection pour la version à deux pianos qu’il publiera d’ailleurs en 1872. La création du quintette aura lieu à Leipzig le 22 juin 1866.

En fait cette œuvre ne doit presque rien au quintette op. 44 de Schumann mais bien plus au flux intense du Schubert de 1828, et au souffle architectural de Beethoven. Ainsi Brahms en retrouvant ce qui lui était le plus familier au monde, le piano, pouvait enfin valoriser ses élans fous et ses thèmes en vagues irradiantes. Il y voyait enfin clair, et ses chants inépuisables pouvaient être contenus dans une forme magique, qui nous parle comme une musique des origines. Ce quintette dans sa forme finale fut achevé en 1864 à Lichtental, (le vallon de lumière!), près de Baden-Baden. Brahms que l’on imagine toujours en vieillard chenu n’avait que 31 ans. Aussi les mouvements intérieurs sont encore sous la houle de la mer du Nord.
Ah ce thème initial annoncé par le piano puis par l’unisson des cordes, il aura tant navigué dans notre mémoire qu’il est devenu la mer lui-même !

Une onde sonore roule ses vagues de nostalgie et de longues grèves parcourues par les mouettes de l’enfance.
Œuvre belle où soleil et pluies fines emmêlés se sont couchés, elle est pour certains peut-être la plus belle de Brahms.
Clairs obscurs des transitions, envolées des mélodies, richesse des structures, dramatisme des idées, tout se fond dans une musique d’évidence et d’intensité. La richesse des thèmes, leur profusion fait de cette œuvre une forêt élevée à la mélancolie. Cette trop grande richesse de thèmes, du gaspillage pour certains, aurait pu servir à d’autres musiciens à faire des dizaines d’œuvres différentes.
Cette musique est un embarcadère, une partance, et rarement, il sera donné à la musique de chambre de nous emporter aussi loin. "Ne croyez pas que tout ce bleu soit sans douleur" prévient le poète Maulpoix, et de fait dans ces quatre mouvements, Brahms fera aussi allusion aux difficiles des jours, aux peines entrevues, mais la musique reste hantée et le chant ne faiblit pas.

Quintette avec piano

1.- Allegro non troppo
2 - Andante, un poco adagio
3 - Scherzo Allegro
4 - Poco sostenuto - Allegro non troppo - Presto non troppo

Premier mouvement :

Moment inoubliable de l’œuvre, ce mouvement bâti sur une forme sonate très élargie à partir de trois thèmes principaux est une révélation sonore:
depuis ce simple énoncé du thème miraculeux, en paisible unisson puis ballotté dans la véhémence des doubles croches agitées pour faire irruption dramatiquement dans notre mémoire, jusqu’au thème second, ample et songeur, partout des passerelles, des transitions font passer ombres et nuages sur cette musique. Il semble que soudain un vaste espace s’ouvre. Un souffle immense s’élève. Elle est retrouvée la mer allée au soleil!
En fait, d’une écriture raffinée et complexe, lyrique et intense, ce mouvement est la profession de foi poétique de Brahms, avec son traitement particulier de la forme sonate où développement et coda sont prétextes à d’infinies digressions, de clairières de mélancolies.
Les sombres mystères qui frémissent sous la surface des notes, sont comme un fleuve profond qui étend ses bras. La mémoire s’y repose. Des tensions naissent et meurent.

Second mouvement :

Un seul thème très ample et lyrique avec ses trois affluents constitue cette "prose musicale" proche de l’univers du lied.
Cette tendresse sonore qui semble simple comme un conte pour enfants est constituée de bien des subtilités, de constructions, de variations de coloris instrumental. Souvent murmuré à mi-voix, par un homme détestant l’emphase, ce mouvement peut être entendu comme une berceuse romantique.
Une tendresse schubertienne enveloppe cette romance nostalgique. Ce mouvement lent suspend la marche du temps. Tout est velouté, et le piano joue sur des pattes de velours.

Troisième mouvement :

On retrouve un climat fantastique dans ce scherzo proche des ballades pour piano op. 10. Trois idées dominent ces envolées rythmiques souvent fiévreuses où le trio central apporte une halte surannée. D’abord énoncés en chuchotant, les thèmes portent une déclaration presque véhémente et toujours syncopée. Un thème dramatique et une marche lente donnent cette atmosphère romantique et inquiétante que Brahms tissait dans sa jeunesse.

Quatrième mouvement :

Une douloureuse introduction lente, aussi dense et intense qu’un chant beethovénien, dit toutes les ombres de l’œuvre. Sombre est la nuit à ce moment. Schumann est proche ici.
Cette tension concentrée s’évapore peu à peu sur un thème populaire et obstiné et des phrases sinueuses qui finissent par donner un peu de lumière.
Le final presque aussi développé que le premier mouvement va être un creuset d’ambiances, de variations, de reprises d’idées thématiques.
Très complexe, alors que les thèmes paraissent simples, ce morceau compact voyage de paysages méditatifs en élans conclusifs basés sur les transformations des thèmes initiaux entremêlés. Alors qu’une résignation semble monter comme brumes sur la musique, une conclusion violente et impétueuse tourne la page finale. Brahms ne se résigne pas, il est encore jeune, et les marches solitaires sont pour plus tard. Il veut encore courir à la poursuite des nuages. Et pourtant le clair-obscur n’est pas vaincu par cette énergie !

Brahms aura porté très haut la poésie et la méditation lyrique. Son quintette pour piano est de ces œuvres qui se lovent à jamais en vous.

"Mon beau navire ô ma mémoire
Avons-nous assez navigué
Dans une onde mauvaise à boire
Avons-nous assez divagué
De la belle aube au triste soir…"

Guillaume Apollinaire.

Gil Pressnitzer