Johannes Brahms

Sonate n° 2 pour violoncelle et piano en Fa majeur, Op. 99

La lune blanche du lac de Thoune

Après avoir traversé les épreuves de sel des formes imposées comme autant de preuves, d’exploits exigés, Brahms avait rendu les étoiles plus proches, la nuit mieux gouvernée et les rêves doucement libérés.
Après des œuvres de véhémence, d’eau limpide et courante comme des torrents, des embruns de nuage et des déchirures de la mer mais dont la fraîcheur était si proche de la blessure, Brahms a cessé de trembler devant la musique, devant le regard des autres, il a grandi et refermé toutes ses plaies.
Les nuages bas et lourds du noir contenu, même traversés ou plutôt transpercés par des éclats de soleil, peuvent désormais aller se perdre vers la mer, Brahms est ailleurs, loin de Hambourg. Humain plus que hautain, il commence à vivre ses trois merveilleux étés auprès du lac de Thoune.
Enfin les cimes sous les abîmes !
Sa seconde sonate pour violoncelle contient à la fois la nostalgie des embruns de la jeunesse et les éclats de l’été déjà empreint d’automne du Lac de Thoune.

La sonate n° 2 en comprend de façon surprenante quatre mouvements :

- Allegro vivace
- Adagio affetuoso
- Allegro passionato
- Allegro molto

Elle dure près de trente minutes et constitue le sommet de ce type de littérature.
Composée au cours de l’été 1886, en même temps que la sonate pour violon opus 100 et le trio pour piano et cordes opus 101, elle sera donnée à Vienne le 24 Novembre suivant avec Brahms lui-même au piano.
Libéré de la quatrième symphonie, ébloui par la lumière et la douceur du lac de Thoune en Suisse avec ses passages de splendeur lente comme d’orages abrupts, Brahms s’abonne au frisson du bonheur de composer pour le bonheur de composer.
Il ne porte plus en lui cet "homme-élu" et angoissé qui devait restaurer la symphonie et le monde classique, il est délivré et il se promène.
Les passages ne sont plus des silhouettes mais des senteurs, des joies et des fou-rires en fleurs.
Le monde de l’abstraction était révolu, l’ivresse de la musique de chambre devant lui et la révélation de nouveaux fleuves, comme la clarinette, encore à venir.
Oui Brahms était heureux, heureux comme un gosse le long de ce lac où il passa trois étés de rêve.
Et son émoi, sa jeunesse qui lui fut volée, tout cela revient paisiblement, et sa vie désassemblée peut enfin se reconstruire dans ce torrent de composition qui luit dans les clapotis de l’eau, dans la vibration des feuillages et sous l’ìil des montagnes.
Lunes blanches se miroitant dans le lac de Thoune, elles débordent enfin toutes les rives.
Voici donc cette sonate poignante, palpitante où la mer s’est retirée, mais le lac plus profond qu’un puits est là et appelle la voix d’ombre du violoncelle, la houle du piano.

Notes d’écoute

Adagio

Emportement, déferlement du violoncelle poussé au bout du pont de la raison classique par le piano
Et puis sur registre grave se déroule une méditation marquée par le piano, souvenir plus proche du monde des ballades des Mers du Nord.
Fièvre et ténèbres qui s’ouvrent, longues tenues du violoncelle qui déroule son thème.
Monde farouche et rêveur à la fois.
Piano et violoncelle sont sur le même plan d’émotion et se fondent pour cette chevauchée nocturne.
Une éclaircie lyrique tenue par le violoncelle avec un piano plus léger qu’un rai de lumière entre les fougères et cette attirance vers les sons graves, ce puits d’ombre, ces silences aussi. La musique semble s’arrêter soudain, et un deuxième thème lyrique que le piano porte à bouts de touches relance le violoncelle vers cette course vers l’ombre. Le mouvement reprend ses halètements des bouches noires de la nuit, et passent les rebonds qu’apporte le violoncelle vers une profonde et simple beauté.
Et le mouvement se clôt.

Deuxième mouvement, adagio

Un adagio, comme cadeau à lui-même se déclare d’abord sur les pizzicati puis sur les notes aiguës du violoncelle : une très vieille berceuse.
Brahms est heureux et l’éloquence du violoncelle, la complicité du piano tissent ces mélodies à la fois graves et tristes, sereines, et juste un peu désabusées qui sont sa marque.
À la tension précédente succède donc une nappe sombre de consolation, de chant parmi les plus beaux consacrés au violoncelle.
Cet art de mettre le temps en suspension, d’être témoin du vide et de ne chanter que le plein des douleurs passées rend Brahms insurpassable.
L’épisode suivant, est l’épisode central en fa mineur.
Il est déjà bien plus sombre et achève cette auto-célébration de sa douleur.

Allegro passionato

Ce troisième mouvement pourrait être un simple scherzo avec ses aspects débordants, turbulents, plein de ce mot allemand "phantasie", mélange de fantasque et de magique.
Le piano conduit une sorte de temps hors de notre mesure, de danse des elfes.
Mais le violoncelle, "frère du noir", le seul instrument capable un jour de glisser telle une barque vers l’océan de la mort ou du sommeil, revient apporter ses mélodies denses, rageuses parfois, énergiques toujours, ses élans de rêve soudain aussi entre deux cris prolongés des oiseaux de la nuit.
Cette sonate devient une attente fiévreuse lovée au creux des nuits d’été de ce lac de Thoune.

finale, allegro molto

Brahms revient à un bonheur terrestre et palpable avec ses emprunts à des thèmes folkloriques.
Il sera court, joyeux même, et Brahms s’amuse à écrire une musique simple, lui l’orfèvre du contrepoint et qui venait juste de terminer sa dernière et quatrième symphonie.
Loin des trois autres mouvements, trop autobiographiques, cette sonate se conclut rapidement sur une musique sans faille apparente, sans pathétique.
Tout est virtuosité, exubérance, "Elle est retrouvée quoi l’Éternité".

Un grand coup de vin blanc, si possible de vendange de Noël et tout est dit.
Brahms s’amuse à paraître fruste, élémentaire, ou tout simplement heureux.
Plus d’attente, un naturel déboule et alors on peut sans déchoir cacher alors son âme.
Pourtant la coda montre un bref instant cette infinie tendresse d’un être, qui même dans sa maison au bord du lac de Thoune, avec ses barques, ses montagnes aux neiges éternelles presque au bout du lac, mais aussi ses villas cossues, ses longs chemins où marchèrent Wolf et Mahler, laisse apparaître à jamais les houles de la Mer du Nord même dans ce décor de paradis.

Cette sonate, peut être la plus belle jamais écrite pour cette formation, porte dans son chant exalté, parfois dramatique, toujours passionné, les preuves des rêveries intérieures à son âge, à son intimité qu’il défendait farouchement.
Brahms n’est pas considéré comme un des plus grands musiciens des sentiments, un maître du pathos, mais sa musique touche le monde et l’incendie.
Elle est tissée de souvenirs, de blessures bien celées, d’énigmes aussi.
Elle est parfois véhémente, simple ruisseau de consolation parfois, mais elle a l’immensité de la vie, d’une fontaine.
Elle saisit en nous, presque en nous prenant par la main, les choses claires que nous portons, mais aussi nos abandons, nos orages.

C’est la musique la plus gorgée de mémoire que je connaisse, certainement pas la plus pure, mais une des rares à pouvoir se tenir là au croisement des choses, et dans un tendre sourire mais faire croire qu’elle nous comprend.
Brahms n’appelle ni au sommeil, ni à la révolte, tout simplement à une pluie de rêves, à une neige redonnée.

Parfois abîme, simple visage d’une rivière souvent, la musique de Brahms aide à parcourir ce long chemin aux fossés du silence.
Réalités secrètes, dont elle est parsemée, elle porte, ou plutôt aide à porter, le visage de l’homme.

Tant de musiques ne sont que des jeux ou des reflets, des oublis ou du passe-temps, celle de Brahms qui pourtant aurait pu être si douce pour le malheur, n’est point là pour saisir ou meurtrir. Elle est une réponse à une attente de sang et d’image que nous portons tous en nous. Elle nous est proche et amicale, elle fait reculer les ténèbres.

« Seules des mains écrivent de vrais poèmes et les poèmes sont des cadeaux qui transportent en eux du destin. Nous vivons sous un ciel sombre et il y a peu d’hommes, c’est pourquoi sans doute il y a si peu de poèmes »

(Paul Celan).

La musique de Brahms demeure un de ses poèmes tendus vers nous.

Gil Pressnitzer