Gustav Mahler

Das Klagende Lied, Le Chant Plaintif

La musique est toujours et en tout lieu bruit de la nature.
(Mahler)

Mahler, le fantastique et l’imaginaire

Mahler dans sa jeunesse est immergé dans la logique du fantastique et des contes. Monde réel et monde intérieur deviennent superposés et par les sujets des légendes, il devient proche des premiers romantiques allemands et Novalis est affleurant : « la musique ne peut s’écouter que de l’extérieur » dit celui-ci signifiant qu’il faut se réfugier dans l’ailleurs pour entendre la musique de ce monde.
Ce monde actuel ne peut être sauvé, rêvé que par le monde imaginé. « Si j’ai voulu changer le monde, c’est pour sauver les rêves » dira un poète grec, Mahler lui l’a mis en musique.
Mahler se lance dans les procédés du romantisme avec le temps médiéval, la recherche de la fleur rouge symbole d’un graal à atteindre, Novalis lui a célébré la fleur bleue.
La lecture exaltée de Jean-Paul, qui donnera l’alchimie de la symphonie Titan, est déjà en train de bouillonner en lui.
Tout devient métaphore, exaltation.
Sa musique à cette époque utilise la forme ostentatoire de la cantate, celle de l’épopée clamée. Cette forme était alors à la mode et imposée dans les concours de composition.
Comme pour les romantiques allemands il veut rendre sensible l’invisible, le nocturne, le rêve, le tourment intérieur. Le réel n’a de sens que par l’irruption des mondes intérieurs.
La musique n’est en réalité que l’envolée fantastique de l’imagination.
L’idéalisme, sans doute naïf, imprègne sa pensée. Mahler n’a que vingt ans et n’a pas encore véritablement de culture philosophique, ni de culture tout court.
Pour lui le vécu se confond avec l’imaginaire. Et puis le vécu pour ce jeune homme enthousiaste, ce sont ses créations. La réalité à laquelle il se cognera si fort, est à cette époque moins réelle que le symbolisme vivant de son moi intérieur.

Mahler a toujours eu un aspect narratif dans sa musique. Sa musique avance, raconte, commente, et s’habille de poésie.
« Tondichten » dit Mahler, dire poétiquement les sons.
Mahler va donc utiliser les méthodes et les recettes du fantastique en partant du conte de Grimm et de Bechstein qu’il a choisi. Mahler est déjà imbibé des lectures de Jean Paul et Hoffmann.
Il va procéder par association de symboles, de coups de théâtre, de surréel — la flûte est en réalité un os qui chante —, d’effets magiques. La nature est bien sûr omniprésente déjà. Immense, consolatrice, aimante et toujours en vie perpétuelle.
Tous ses aspects vont donner cette œuvre de jeunesse totalement surprenante qu’est « Le chant plaintif », mais aussi irriguer pendant longtemps le reste de l’œuvre à venir de Mahler.
Mahler ne conçoit pas son univers sans la voix, sans le chant. Il est dans son élément natif dans le chant, le lied allemand. Ces histoires de quelques minutes sont l’opéra du monde. Et chez Mahler lied et symphonie sont substantiellement consanguins.
Dans le monde où Mahler se réfugie, ce monde du Moyen-Âge qu’il va approfondir plus tard grâce au recueil de Brentano, « Le cor merveilleux de l’enfant », vit un peuple de soldats, d’amoureux, de fortes, de douleurs et de joie.
On passe sans se prendre vraiment au sérieux du sublime au grotesque, de l’ironique au dramatique. Le bizarre est ici normal. Le macabre peut surgir à chaque instant. Mahler lui-même était sujet à « ces sautes d’humeur, à ces passages rapides du sublime au grotesque, de l’exaltation à la dépression ». Il était un être romantique. Et même s’il nous narre la tragique histoire de deux frères, il ne peut s’empêcher d’avoir des pensées autobiographiques. Ces héros, surtout le frère sacrifié, sont une part de lui-même.

Le réel étant la déformation du rêve, il faut par l’étrange et le magique injecter dans ce monde où l’on vit les images entr’aperçues dans le surnaturelle tout aussi vrai. Il y a une pensée animiste dans la vision que Mahler a de la Nature. Aussi les arbres ont une âme et les os se mettent à chanter. La nature bruit des esprits. et les formes du vivant sont partout présentes même dans les choses inanimées. Ce qui est intuition ici deviendra un système dans sa Troisième symphonie, manifeste évolutionniste.
Ce monde de la nature, du rêve, est peuplé de vie. Innocente ou tragique, les deux à la fois souvent, mais de vie, de désir de vie.
Mahler est dans le monde sensible. Romantique, il se croit investi de la mission de rendre, lui l’artiste seul capable de le faire, palpable dans les sons ce sensible, cet invisible. Il lui faut être le passeur dans le monde réel du monde magique.
L’écoute du réel ne s’opère que par l’écoute intérieure. Mahler se veut donc comme un artiste irréel, en tout cas non réaliste. Il va utiliser les associations, méthode souvent utilisée par le romantisme, il va fusionner surtout avec la nature déjà en quête de dépassement et d’infini :
« Une trace de cet infini, qui est dans la Nature, doit se retrouver dans chaque œuvre d’art, comme un reflet » (Lettre de Mahler).

Mahler est en cela à l’époque proche de Berlioz, de Weber, Liszt et ses poèmes symphoniques, et surtout de Schumann. Comme ces musiciens il va traduire des « souvenirs », des hallucinations en images sonores fantastiques. Et de ces métaphores en musique naîtront des forêts de symboles. Mahler un temps donnera des programmes à ses compositions, démarche de tentative de compréhension pour les autres.
Mahler est marqué par les archétypes, les « Urbilder », les images fondatrices,
Mahler avait donc à 20 ans une représentation du monde, une image du monde. Elle était issue totalement du romantisme allemand, mais aussi des fantômes de sa jeune vie, avec sa très lourde enfance encadrée de morts précoces.
Le fantastique et le merveilleux sont naturels à Mahler. Il le sait par la littérature qu’il a dévorée. Par sa vision du monde qui est celle apprise pour une bonne part dans les livres : l’imagination est la connaissance, l’imagination est tout.
« Le monde objectif n’est que la poésie originelle et encore inconsciente de l’esprit » Schelling.
Le mot allemand de Phantasie décrit le pouvoir de l’imagination, qui permet la quête de l’absolu, de la fleur bleue des romantiques. Et le mot « forêt » (Wald) en allemand ne fait pas surgir les mêmes images que le mot forêt en français. Les brumes et les esprits ont traversé le Rhin.

Plus tard Mahler sera autre, mais pour le moment goûtons à cette source fraîche qu’est le Chant Plaintif. Mahler, est certes celui qui a anticipé la modernité du XXe siècle mais ses racines sont enfouies dans le romantisme.

Cette œuvre pose les bases de Mahler et de ce qui est appelé son « fantastique musical ».

La composition du Chant Plaintif

Mahler n’utilise que très peu de mythes à part le Faust goethéen. Il préfère l’archétype du romantisme, l’imagination du Moyen Âge. Son temps musical va être le temps romanesque pour illustrer le texte. Il utilise l’épopée.
Le texte fondateur est de Ludwig Bechstein (181-1860), - Das klagende Lied, et du conte de Jacob and Wilhelm Grimm, « l’os qui chante ». Ces deux textes sont très proches l’un de l’autre. Mahler en tire un texte qu’il rédige à 17 ans, en mars 1878. Il voulait en faire un opéra féerique. Comme plus tard il fera un amalgame des textes lus avec ses propres vers enflammés.
La composition est effectuée de 1878 à 1880 et substantiellement révisée plus tard pour la première en 1901. Mahler termine ses études au conservatoire de Vienne de à 1877 et a pour condisciples Hans Rott, et Hugo Wolf. Il a déjà composé des œuvres de musique de chambre dont seul reste le mouvement de quatuor, mais il n’a encore jamais utilisé sa palette orchestrale. Sa dernière expérience sonore est la création de la troisième symphonie d’Anton Bruckner en décembre 1877, qu’il accepte de transcrire pour piano à quatre mains ce qui va le familiariser avec les masses orchestrales. En 1878 il travaille au texte du Chant Plaintif, obtient brillamment son diplôme avec un quintette pour piano hélas perdu. Il commence à écrire deux opéras « Les Argonautes » d’après un drame de Grillparzer et « Rübezahl ». Comme la plupart de ses œuvres d’alors, elles resteront inachevées.

A l’université de Vienne il entreprend des cours d’archéologie et d’histoire, et d’histoire de la musique. Il suit aussi les lectures musicales d’Anton Bruckner dont il ne sera jamais l’élève. Sous l’influence de son ami Siegfried Lipiner, et d’autres amis, il s’intéresse à la philosophie. Il sera même pendant quelque temps un végétarien forcené. Mahler est alors ce jeune homme exalté qui n’imagine surtout pas faire autre chose que de la création, sa mission sacrée, et surtout pas d’un métier alimentaire comme chef d’orchestre.
« Parmi tous les amis réunis, un de ceux-là était plutôt de petite taille. Il était remarquable. Son petit visage orné d’une barbe brune irradiait, il ne parlait que d’art avec son parler au fort accent autrichien. Il avait toujours avec lui un paquet de livres et plein de notes qu’il griffonnait nerveusement. La conversation avec lui était toujours passionné. Il s’appelait Gustav Mahler ».
Mahler est alors un jeune homme pauvre, tourmenté. Et passionnément amoureux de la fille du maître des postes d’Iglau, Josefine Poisl. Bien entendu on éconduit ce juif sans le moindre sou, presque sans domicile fixe, et complètement fou de musique. Mahler malheureux, en fera sans doute l’image de cette reine hautaine du conte, et lui sera dans le rôle du pauvre frère cadet que l’on assassine.
« Tout n’est autour de moi que douleur… Si tu connais sur terre un seul homme heureux, nomme-le moi vite avant que ne disparaisse le peu de courage qui me reste » écrit-il.
Cette période non pas de bohème, mais d’extrême pauvreté, est celle de l’instabilité et de la peur de sombrer dans la folie qui frappe quelques amis. Mahler vit comme dans un cauchemar. Et quand il écrit cette cantate, il est traversé de cauchemars et de visions. Il vit dans l’angoisse de son conte. Il est lui-même un personnage de conte noir. Il faut se souvenir de cela pour écouter sa première partition achevée, Le chant Plaintif.
Der Spielmann (Le ménestrel), qui deviendra plus tard la première partie est terminé le 21 mars 1880. Hochzeitstück (La noce), dernière partie le sera en octobre 1880. Mahler qui ne sait pas comment résonne son orchestration veut faire jouer cette partition qui lui a coûté tant de douleurs. L’occasion idéale est de concourir pour le prix Beethoven en 1881 dont le premier prix, outre la somme rondelette de 500 guldens, assure la création de l’œuvre. Mais le jury, outre Brahms, réunit toute la Vienne conservatrice. Le jury sera épouvanté par les audaces de cette œuvre et repoussa violemment cette partition. Il va négliger ce chef-d’œuvre, récompensant des pièces médiocres de Robert Fuchs. Le prix Beethoven de la Gesellschaft des Musikfreunde en 1881 lui ayant échappé, Mahler tenta celui de l’Allgemeiner Deutscher Musikverein l’année suivante. L’un étant présidé par Brahms, l’autre par Liszt. Des refus hautains condamnèrent l’œuvre à l’unanimité.
Ceci restera une tâche pour la mémoire de Brahms qui jamais n’admettra Mahler en tant que compositeur, mais l’admirera en chef d’orchestre.
L’échec au concours le plongera dans sa vie d’esclave, « l’enfer du théâtre » le crucifiera, et il ne pourra être qu’un compositeur non pas du dimanche, mais de l’été. Combien de chef-d’œuvre seront ainsi perdus ? Il prendra un poste en 1880 au théâtre d’été de Bad Hall. Jusqu’en 1888 il n’écrira qu’une poignée de lieder.

Parcours dans l’œuvre

L’œuvre est divisée en trois parties :

Waldmärchen

Der Spielmann

Hochzeitsstück
Première partie (Waldmärchen/Conte sylvestre) : Une reine belle et fière n’accepte de se donner en épouse qu’au chevalier qui trouvera une certaine fleur rouge dans la forêt – une fleur aussi belle qu’elle. En espérant que nul ne trouvera cette fleur car grande est sa haine des hommes. Deux frères partent à la recherche de cette fleur ; le cadet est beau et doux, tandis que l’aîné est mauvais. Le plus jeune des deux frères trouve la fleur, puis s’allonge pour dormir. Le frère aîné le découvre et le tue d’un coup d’épée, puis vole la fleur et vient chercher sa récompense. Le frère tué est enseveli sous les feuilles et les fleurs de l’arbre.
Deuxième partie (Der Spielmann/Le ménestrel) : Un ménestrel errant dans la forêt trouve un os qui brille sous les feuilles et en fait une flûte. Lorsqu’il joue de son nouvel instrument, celui-ci se met à raconter l’histoire du meurtre. Le ménestrel va en ville trouver la reine.
Troisième partie (Hochzeitsstück/La noce) : Au banquet nuptial de la reine et du chevalier-assassin, le ménestrel joue de sa flûte, qui chante raconte alors le crime. Le nouveau roi s’empare de la flûte et la porte à ses lèvres, où elle l’accuse en personne. La reine s’évanouit, les invités prennent la fuite, et les murs du château s’effondrent.
Sur cette trame Mahler fait une œuvre prophétique par la nouveauté de l’orchestration (orchestre en coulisse, pans sonores impressionnants, sens dramatique exceptionnel…). Quand Mahler qui avait enfoui son manuscrit parmi d’autres manuscrits le redécouvre en décembre 1893 à Hambourg, où il est chef d’orchestre il est saisi :
« Je ne puis comprendre qu’une œuvre aussi étrange et aussi puissante ait pu jaillir de la plume d’un jeune homme de vingt ans… L’essentiel du Mahler que vous connaissez s’est révélé d’un seul coup. Ce qui est pour moi le plus incompréhensible, c’est qu’il n’y ait rien à changer, même dans l’orchestration, tant elle est étrange et nouvelle ! »
Mahler avait raison cette œuvre des années sauvages, reste fraîche et neuve. En 1893 Mahler fait juste « une petite mise au point de l’ensemble ». Il réduit la partition, ramenant les solistes à trois seulement (soprano, alto, et ténor), et en supprimant l’introduction, Waldmärchen qui mettait en scène le meurtre, et introduisait des répétitions.
C’est la version définitive que Mahler dirigera en 1901.
C’est seulement en 1934, vingt-trois ans après la mort de Mahler, que la création de la version en trois mouvements fut retransmise par la Radio de Brno, en Tchécoslovaquie, dirigée par le neveu de Mahler, Alfred Rosé.
Mais la partition originale existe et c’est celle-ci que l’on donne de nos jours grâce à Pierre Boulez qui la fit découvrir aux mélomanes en 1970. Dans un texte mémorable Boulez analyse cette partition où « Mahler s’y révèle par la fusion assez rare du visionnaire et du praticien ». Il met en valeur sa dimension épique, et son incroyable sûreté instrumentale chez un tout jeune homme. Depuis la fin des années 1990 on joue l’œuvre dans son intégralité.
Musicalement à l’écoute l’auditeur est pris par les fanfares qui parcourent l’œuvre, et son sens théâtral qui font amèrement regretter que Mahler n’ait point écrit d’opéra. C’est un roman avec des repères, des obsessions musicales, des coups de théâtre, des meurtres et un final digne d’un film d’épouvante où tout s’écroule.
Cette épopée est la proclamation d’un théâtre imaginaire, d’une mise en scène interposée d’une autobiographie. Les tessitures des chanteurs sont proches de Wagner, mais quand le ménestrel prend la parole, une immense douceur descent.
Certes on est proche du modèle du drame wagnérien en trois actes, mais le fantastique de Weber est la véritable source encore inconsciente. Mahler terminera d’ailleurs un opéra de Weber « Die drei Pintos ». Soprano pour la reine, ténor pour le bon frère, basse pour le mauvais frère, contralto pour la narration se distribuent les rôles. Parfois des strophes identiques sont reprises, et l’enchevêtrement des motifs est complexe. Le mot « Douleur » (Leid), est traité très souvent et toujours dramatiquement. La fin de la cantate est une « chute de la maison Uscher » épouvantable qui fait penser à Lovecraft et à Poe. tout s’écroule et l’amour est en ruines, par le meurtre et l’impossibilité d’aimer de la reine. Des motifs de l’horreur tournent souvent. Des écarts dynamiques immenses plongent dans l’effroi. Les cors, images des forêts profondes, sont les personnages principaux avec la flûte.
Ainsi les mélodies, ou leurs fragments ont la simplicité des chansons populaires et donc paraissent familières à l’auditeur. Mais il s’agit d’un folklore imaginaire, inventé par Mahler qui « joue alors avec la mémoire, faisant revenir tel ou tel motif au sein d’une même partie, voire d’une partie à l’autre, selon les techniques de réminiscence chères aux romantiques ».
On avance ainsi dans l’œuvre avec la sensation de la connaître ou de la reconnaître.
Les bois et les cuivres installent l’auditeur dans la nature, en figurant « le chant des oiseaux et celui de l’os pour les uns, ou des lointaines sonneries de chasse ou de fanfares pour les autres, tandis que la harpe irise les moments magiques ».
Le traitement du chœur qui comme dans une tragédie grecque commente, crie son horreur, ou instille le mystère est subtil. Il est un personnage qui murmure, qui prend partie, et qui explose. Les solistes alternent avec le chœur et sont dans la prosodie fluide et non dans des arias d’opéra.
Mahler utile avec un aplomb incroyable les masses orchestrales. Il les fait sonner haut et fort. La prédominance des instruments à vent est grande. Déjà on assiste à des irruptions « vulgaires » au milieu d’épisodes raffinés. Des collages musicaux sont déjà utilisés. La présence d’un orchestre derrière la scène est une absolue nouveauté.
La fin est saisissante, catastrophique.
On y entend le vrai Mahler, dans l’humour grinçant, dans les accents faussement populaires, dans le pathétisme. Surlignée partout cette musique est violemment romantique, si violemment qu’elle est au seuil de l’expressionnisme par sa véhémence.

Le chant plaintif et le temps romanesque

Pierre Boulez, a parfaitement posé la situation : « la forme musicale, chez Mahler, dès ses débuts, tient de l’épopée et du roman. Il nous “raconte-en-musique”. (...) À la fin du XIXe siècle, Mahler cherche à retrouver, par l’ingénuité, les sources mêmes du romantisme allemand : il a recours au conte, à la légende populaire, qui depuis Arnim et Brentano, ont été le fil conducteur d’une certaine vision romantique ». Mahler a fusionné dans le temps de l’histoire contée, le romantisme et le temps fictif des sentiments. Le temps romanesque sera celui de sa musique et de sa vie. Tout est roman. La vie et la mort feuillettent les pages. Mahler va y développer son sentiment contradictoire de savoir que « la joie suprême de vivre et le désir de mort le plus déchirant règnent tour à tour » ;
Mahler par son sens épique a réalisé un temps qui n’est plus seulement le temps musical mais le temps du romanesque. Sa musique inventée dans l’instant prend le temps du subjectif des états d’âme des personnages. Mahler appelait cette œuvre comme « un enfant de sa douleur ». Aussi plus qu’une illustration d’un drame d’un conte du passé, il s’agit du temps d’une confession masquée. La forme choisie de cantate ne sera plus jamais reprise. L’introspection prendra d’autres chemins que les fanfares et les chevaliers. Mais le symbole de la fleur rouge pose déjà la quête de l’absolu qui va illuminer sa musique.
Mahler a, par innocence et douleur, porté haut dans le Chant Plaintif le romantisme allemand. Cette œuvre est la fontaine initiale de la musique de Mahler. Elle est sa confession épique. Impétueuse, elle s’élance avec ses remous, ses redites, ses éclats. Elle reste chère pour cette mise au monde de Mahler l’orchestrateur. Mais cette musique mal reçue en son temps, n’est pas encore aujourd’hui très jouée. Mahler l’avait prédit : « Jamais je n’arriverais à imposer le Chant Plaintif ».
Il s’agit pourtant du brouillon stupéfiant d’un homme qui pose la question du temps et de l’espace en musique. Plus tard les réponses seront inutiles et le temps et l’espace seront abolis. Ce sont Le chant de la Terre et la Neuvième, musiques de la dissolution. Pour l’instant il est non pas dans le long regard mais dans l’impatience de ses vingt ans. Et la vie est alors encore un roman.

Gil Pressnitzer