Gustav Mahler

Le Chant de la Terre

La méditation en pleine conscience

Préambule

Il est intimidant d’écrire quelques mots sur "Le chant de la Terre" de Gustav Mahler.
D’abord, il voulait garder par-devers lui cette œuvre, et ensuite nous sommes quelques-uns à avoir découvert l’existence de Mahler en entendant pour la première fois cette musique. Bien sûr il s’agissait de la version de Bruno Walter et de Kathleen Ferrier de 1952.
Il est des rencontres qui changent le cours de vos vies, celle-ci en fut une. Aussi tant d’années après, maintenant que Mahler n’est plus ignoré comme il l’était en ce moment, écrire devient un acte de gratitude envers ce compositeur. En la découvrant nous avions la sensation que le néant devenait tangible, au bout de l’horizon…
Nostalgie et infini sont les rives de cette musique. Et cette espérance panthéiste qu’au bout même de nos disparitions, la terre refleurira encore et encore. Que du fond des horizons bleutés, réside toujours la force infinie du printemps et de la vie. Ce message est celui des propres vers de Mahler :

"La terre bien-aimée
Refleurit au Printemps et reverdit !
Partout et toujours une lumière bleutée à l’horizon
Toujours, toujours, toujours…"

Les paradoxes de Mahler sont bien là :
- Amour profond de la vie et pessimismes aussi profond
- Recherche ardente de l’absolu et résignation de la folle quête
- Centré sur l’homme et parabole amère sur l’humanité avec cette disparition dans l’Éternité
- Ironie et cynisme même et grand élan de passion pour le monde fragile et endormi.

Mahler fait quelques pas de plus, jusqu’au dernier, vers le dedans sur le fil distendu de sa vie, la lassitude le rend indulgent, vers le couchant se mêle le bout de toutes ses plaines et de ses avenirs mourants.
Il lui reste un peu d’eau pour la soif du monde, c’est cette œuvre. » »
« C’est une chose pour laquelle il n’existe probablement pas de mots » dira Mahler du Chant de la Terre. Pourtant, même aux portes de l’indicible, quelques indications pourraient être non vaines.

L’exotisme et le retour intérieur

Pourquoi la Chine ? Une mode est en cours (exposition universelle de 1900, orientalisme, parution de la Flûte chinoise de Bethge, Madame Butterfly de Puccini en 1904, puis Turandot).
Quel exotisme ? La fuite au bout du monde dans une sagesse loin de la consolation chrétienne et de la dureté du judaïsme s’impose comme une consolation.
Loin du monde du Wunderhorn et de Rückert
Le support qui l’inspire est de la poésie chinoise « digérée » par un esthète allemand
Dépaysement géographique et mental. Mahler après les coups terribles de 1907 veut changer, s’évader au loin. Il quitte Maiernigg pour Toblach, il cherche un nouvel horizon.
Ce nouvel horizon est en fait un ailleurs.
L’arrière-plan de la Chine vue de l’Europe est le papier peint de sa douleur
La sagesse chinoise telle qu’il l’entrevoit est pour lui adéquate : sagesse lasse, souriante résignation, temps différent du temps occidental
Fragilité et masque des douleurs, sensualité et paix qui s’installe comme un bouquet fané, comme le chant des hommes dont il se sent séparé. Il ressent au fin fond le sens du transitoire. Mais en fait il s’agit bien d’un désespoir « occidental » tissé aux berges de ce romantisme finissant
C’est en utilisant le recueil la Flûte chinoise, anthologie récente de Hans Bethge, que Mahler pourra parler en disant « Je » mais aussi de l’univers. Et en donnant une réponse à ces questionnements. Et aussi de déposer en une musique enclose, sa douleur, son urgence, sa consolation.

La flûte chinoise et Hans Bethge

Il s’agit de la traduction de 80 poèmes formant une anthologie du XII avant JC, à l’usage des contemporains. Lui le poète précieux résonne avec cet univers. Ce n’est pas une traduction, mais une adaptation. Comme toujours Mahler lit tout et choisit avec grand soin les 7 poèmes qui semblaient le guetter dans le gel des jours. Son mal-être profond, sa douleur existentielle trouve soudain un écho profond dans ces textes, qu’il fait sien.
Les textes choisis sont les suivants :

- 1) Chanson à boire sur la douleur de la Terre (d’après Li-Tai-po)
- 2) Le solitaire en automne (d’après Tchang Tsi)
- 3) Le Pavillon de porcelaine (d’après Li-Tai-po)
- 4) Sur le bord (d’après Li-Tai-po)
- 5) Le buveur au printemps (d’après Li-Tai-po)
- 6) En attendant un ami (d’après Mong-Kao-jen)
- 7) Adieu à un ami (d’après Wang-Wei)

Les textes de Li Taipo deviendront les chants I et V.
Ce sont deux chants bachiques disant que la terre est douleur et donc il faut s’enivrer mais les yeux ouverts devant la mort. Lucidité et ivresse comme si Mahler pouvait y croire.
Le texte de Tchang Tsi deviendra le chant II parlant de L’aspiration au sommeil, au repos, au lâcher prise, devient une confession personnelle. Car il recouvre un texte de Mahler lui-même écrit dans sa jeunesse et identique. Le « Je » domine l’impersonnel.
Li Taipo est à nouveau sollicité dans les chants III et IV.
- Il s’agit maintenant de chanter les illusions :
- celle la jeunesse, celle d’une amitié insouciante et de la montée du désir amoureux
- celle de la beauté et la nostalgie de sa fragilité
Le texte de Mong-Kao-jen est celui de l’attente de l’ami à qui l’on s’adresse et que l’on sait ne jamais venir n’y répondre. Aussi Mahler ajoute le texte de Wang-Sei pour l’adieu à l’ami et quelques vers de lui-même.
Ces deux poètes étaient amis.
Mahler en retaillant et fusionnant les deux poèmes établit toute une métaphysique de fausses rencontres en faisant se parler deux êtres séparés qui jamais n’auraient dû se croiser. Ainsi retravailler avec soin et en changeant les titres, l’ordre devint le suivant :

1-Chanson à boire sur la douleur de la terre
2- Le solitaire en automne
3- Sur la jeunesse
4- Sur la beauté
5- L’ivrogne au printemps
6- L’adieu

Mais en fait plus qu’un changement de texte, c’est le sens même qui évolue. Mahler passe de l’anecdote à l’idée générale. Du fait-divers à la condition humaine.
Ainsi par exemple voici le texte d’origine de l’Adieu.

« Je n’irai plus errer au loin,
Mon pas est las, mon âme est lasse.
La terre est la même partout,
Éternels sont les blancs nuages,
Éternellement… »

Ici les mots de Mahler :
« Où je vais ? Je vais, je vagabonde dans les montagnes.
Où trouver la paix pour mon cœur seul ?
Je cherche ma patrie, ma demeure !
Je n’irai plus jamais errer au loin.
Mon cœur est calme et attend son heure.
La terre bien-aimée fleurit partout au printemps et reverdit…
Partout et éternellement bleuit l’horizon lointain,
Éternellement, éternellement… »

Mahler était aussi poète, mais surtout universel et profond dans métaphysique de l’adieu.
Sur les dernières mesures de la partition, Mahler a écrit « en mourant ». Et en apesanteur de la musique et du monde, cette musique n’en finira jamais.

Circonstances de la composition

Mahler sort à peine l’année 1907.
1907 est l’année des catastrophes. Celle de la mort de la fille aînée de Mahler, Maria Anna (Putzi), le 5 juillet 1907, victime d’une diphtérie foudroyante et de la scarlatine qui meurt dans sa résidence d’été, Maiernigg. Celle de l’annonce à Mahler d’une maladie de cœur qu’il croit mortelle. Il vit donc en sursis, alors que se réduisait, en réalité, à une déformation de la valvule cardiaque, non fatale. Lui le sportif, est soudain réduit à être un vieillard à 47 ans !
« Il m’est interdit de courir les cimes et les forêts pour en rapporter des esquisses comme un butin conquis de haute volée »
Celle de sa démission le 17 mars 1907 de l’Opéra de Vienne la suite à une campagne antisémite forcenée. Il choisit l’exil et accepte d’aller diriger aux États-Unis. Il donne un concert d’adieu émouvant à Vienne en novembre, et arrive à New York en décembre 1907. Il sera de retour en Europe en mai, s’installera pendant l’été à Toblach dans les Dolomites, où il s’est fait construire une nouvelle cabane à composer après avoir fui le lieu maudit de Maiernigg.

Il va y écrire le Chant de la terre.
Mais il est un homme blessé :
« Pour retrouver le chemin et la conscience de moi-même, il fallait que je sois ici et dans la solitude. Car, depuis que cette terreur panique m’a saisi, je n’ai rien tenté que de regarder ailleurs et d’écouter ailleurs. Si je dois retrouver le chemin de moi-même, alors il faut que je me livre à nouveau aux terreurs de la solitude. [..] Il ne s’agit en aucun cas d’une terreur panique de la mort, comme vous semblez le croire. Même auparavant, je savais fort bien que j’allais mourir. Mais [...] j’ai perdu d’un seul coup toute la lumière et toute la sérénité que je m’étais acquises et je me trouve devant le vide. À la fin de ma vie, il me faut rapprendre à me tenir debout et à marcher comme un enfant. Pour ce qui est de mon `travail’, il est quelque peu déprimant de devoir tout réapprendre. Je suis incapable de composer à ma table. Pour mon "exercice’ intérieur", j’ai besoin d’exercice physique. [...] Lorsque je fais une promenade d’un pas tranquille et modéré, une telle angoisse m’emplit lorsque je rentre, mon pouls bat si vite que je n’atteins absolument pas le but que je m’étais assigné qui était d’oublier mon corps…" Lettre à Bruno Walter. L’homme qui écrit cela n’a que 47 ans.

Après la symphonie cosmique, cet hymne à l’amour universel, et en la foi dans l’humanité qu’est la Huitième symphonie, Mahler abattu par les coups du destin ne croit plus en ces hymnes péremptoires sur l’amour et il médite humblement sur la fragilité du destin de l’homme sur terre. Simple passage dérisoire. Il a envie d’entreprendre une neuvième symphonie. Mais il superstitieux, il a peur du chiffre fatidique 9, fatal à Beethoven, Schubert, Bruckner.
Il croit alors, biaiser avec le destin et comme un gosse qui cache une peluche adorée en pensant la retrouver plus tard, il fait semblant de composer autre chose qu’une symphonie. Il désigne ostensiblement cela comme cycle de lieder en espérant que la mort n’y verrait que du feu.
Ce sera le Chant de la terre, symphonie de lieder composée pendant l’été 1908, mais vraisemblablement esquissée à l’été 1907, mais on n’en sait pas grand-chose et aucune note n’a peut-être été écrite en cet été maudit.
Dans cette année sombre et triste, Mahler s’immerge en lui-même pour faire face à ses angoisses.

Mais après deux ans de doutes profonds, l’inspiration revint jaillissante durant l’été suivant en 1908.
Arrivé à Toblach le 11 juin, Mahler achève en juillet le second Lied, puis très vite, le troisième, le premier ; le quatrième et le dernier, le 1er septembre.
Durant l’hiver, Mahler retourne aux États-Unis va recopier sa nouvelle partition et mettre au point l’orchestration.
Le titre initial de cette symphonie était « Chant sur la douleur de la terre », puis « La flûte de jade » Après avoir achevé la véritable Neuvième Symphonie, celle qui croit-il va le délivrer du destin fatidique, il inscrit sur une feuille de papier à musique : "Le Chant de la Terre : une symphonie pour voix de ténor et d’alto (ou de baryton) et orchestre d’après la flûte chinoise de Hans Bethge", puis les titres qu’il a donnés aux différents mouvements, et enfin, en bas de la page : "Neuvième Symphonie en quatre mouvements". Il avait conscience d’avoir écrit une œuvre singulière :
« J’ai beaucoup travaillé… Je ne sais pas moi-même comment appeler cette chose. Le temps qui m’a été octroyé a été bon, et je pense que c’est la chose la plus personnelle que j’ai faite » (Lettre à Bruno Walter).
C’est Bruno Walter qui allait la diriger à sa place à Munich, le 20 novembre 1911, six mois après la mort du compositeur, au cours d’un concert dédié à sa mémoire.

Structure de l’œuvre

Elle est double.
- au niveau des chants, ils sont alternés en voix ténor et voix grave :
- en structuration : 5 chants plus un qui est aussi important à lui seul que tous les autres.
- au niveau symphonique avec 4 mouvements :
- un allegro (premier mouvement)
- un adagio
- 3 scherzos
- un finale

Elle est bâtie sur ses deux extrêmes, les chants un et six, les plus signifiants et des variations dans tous les lieder, avec seulement quelques ponts, quelques repères et leitmotivs
- Il n’y a pas de forme sonate organisée, mais une sorte d‘improvisation continue.
- Il n’a plus de notion du temps linéaire habituel, mais Mahler introduit le temps suspendu. Ceci caractérise cette œuvre.
- Elle est encore duale par l’opposition voix instruments, par la prépondérance donnée à deux instruments, hautbois et flûtes. Elle est aussi double dans la voix du ténor, car ce sont deux ténors différents qui semblent nécessaires entre l’héroïsme wagnérien du premier chant, et la douceur d’un chanteur de lied du quatrième.

Couleurs orchestrales

- Il s’agit pour une de premières fois en musique d’un orchestre de solistes, d la première symphonie de chambre dans l’histoire de la musique. Mahler obtient une transparence absolue, et il n’avait jamais entendu son œuvre autrement qu’au piano !
« Chez Mahler les instruments pleurent à l’écart comme des oiseaux tristes » (Marcel Beaufils). Et dans les volutes de fumée de la flûte, ou les sanglots du hautbois, s’entendent la douleur de la terre et des hommes qui ne font qu’y passer.
- Chaque instrument semble ne chanter que pour lui-même emmuré dans sa solitude et sa non-communication, dominantes de cette symphonie.
La symbologie des instruments est marquée :
- clarinette : couleur funèbre
- hautbois : la peine
- flûte : l’appel du double
- À ces soliloques surgissent de grands blocs de silence, des pans entiers de vide. Et parfois l’orchestre sonne comme un glas sur les volutes des solistes, hautbois ou flûte.
- Car le Chant de la Terre est aussi un double concerto pour Flûte et hautbois.
- La voix n’est qu’un instrument supplémentaire, le son et le grain comptant autant que la narration.
- Les mots sont dépassés, la musique allant bien au-delà. Elle seule est assez infinie pour se déployer gonflée de sanglots de nostalgie Car les mots restent trop lourds encore du poids des sens et au mieux cloués de tristesse. Alors que l’on vole bien au-dessus de la tristesse.

Parcours de l’œuvre

Les poèmes fournissent les meilleures indications, car la musique si raréfiée, si mystérieuse, dépasse tout commentaire. Entre le chant premier à la limite des puissances vocales, et le dernier balbutié, se glissent les illusions. Celle des splendeurs fragiles de la vie, de la jeunesse, de la beauté, du pouvoir d’oubli de la boisson. Il faut avoir les textes sous les yeux pour suivre et pénétrer la musique.

Chant à boire de la Douleur de la Terre

Il s’agit d’un hymne amer qui pose les fondations de la symphonie, comme le dernier chant en refermera les portes. Mahler assène une fanfare inquiétante en ouverture de cette comédie humaine
Le thème est une très antique sagesse humaine : Boire et oublier que l’on sait que « sombre est la vie, sombre est la mort ». La structure littéraire est formée de trois strophes inégales décrivant la lucidité cynique aboutissant au sinistre reflet de soi-même : « singe » et aussi malheureux mortel face à une nature indifférente, avec un refrain obstiné.
La structure musicale est un allegro claquant cruellement comme un rappel à l’ordre.
Les strophes cinglantes sont dans la tonalité tragique de la mineur, celle de la Sixième. Chaque reprise du refrain est différente (un demi-ton d’écart). Les écarts de tessiture sont sauvages (passage sur l’apparition du spectre du singe et du moment sur la fragilité de la vie). Le ton est désespéré et trempé dans la coupe d’amertume. Des quasis – récitatifs sur l’éternité de la nature en face de notre éphémère déroulent le fleuve noir de la lucidité. Mahler utilise deux couplets sans interruption avec le refrain vengeur qui vient nous rappeler notre misérable condition humaine. Mais des sentiments divers parcourent le chant : nihilisme, constat, révolte.
Dans l’épisode de l’éternité glaciale du monde face à la mortelle destinée, l’orchestre est ailleurs, et la voix doit changer. Et au milieu de la narration sur la durée de vie de l’homme monte une révolte cynique qui culmine dans l’apparition du singe au milieu des tombes.
Puis tout s’affaire comme un désastre musical après la souillure : « La mort est grande, nous lui appartenons, Lorsque nous nous croyons au milieu de la vie, elle ose pleurer en nous »
Après ce face à face avec notre crâne futur, car le singe c’est nous, une conclusion abrégée clôt les rives du désespoir.

Le Solitaire en automne

Ce mouvement qui va jouer le rôle d’un adagio est une broderie infinie et triste. La musique monte comme nappe de brouillard pour évoquer la solitude, et surtout l’approche d la fin de la lumière et le passage à l’indéfini. Brumes de la vie qui s’en va par une plaie que l’on ne voit pas.
Devant cette venue de la glaciation, un cri de besoin ardent d’amour s’élève.
La musique de c morceau est symétrique : montée du rideau de tristesse, dans l’indéfini, formation des choses, proclamation de la solitude, cri d’appel « au soleil de l’amour », retombée du rideau, le brouillard éteint la musique.
Mahler emploie des tenues de cordes impressionnistes, avec la touche automnale des hautbois et des cors. Des lignes descendantes très lentes dépeignent l’engourdissement de la terre, et l’exil du narrateur. Le refus de cette solitude s’exprime lui par une réponse ascendante la musique, avec des frémissements passionnés de l’orchestre.
Cette musique semble fatiguée et rappelle l’atmosphère des Kindertotenlieder. Elle se traîne en une guirlande en boucle et lasse, immobile et triste.

De la Jeunesse

L’étang chimérique, où se sont réunis quelques amis, ne peut refléter que l’illusion. Dans cette caverne de Platon, la réalités des choses est perdue. La réalité du reflet est plus prégnante que la réalité.
Ces amis lettrés et précieux, tapissent un univers qui a perdu sa vérité.
Mahler a écrit un scherzo « fragile et précieux » a la beauté de porcelaine.
Mahler a fait une miniature musicale, très ornementée, très maniéré. Ce côté raffiné et inutile de la musique montre la vanité des choses. Le doux babil des amis se perd dans le miroir des apparences ;
La musique tisse des toiles d’araignée. Cette douce ironie pour un monde perdu et inconscient tisse une jolie tapisserie. La musique devient laque.

De la Beauté

Les jeux lascifs des jeunes filles en fleur au bord de la rivière vont être troublés par le passage tumultueux des cavaliers, et l’apparition du désir devant cette force brute.
Une nostalgie de violence et d‘étreinte passe dans le gonflement des poitrines.
Cet univers voluptueux, passe de l’innocence de la cueillette des fleurs à la blessure du désir, à un appel caché au viol. Les guerriers qui saccagent les fleurs de lotus, saccagent aussi les virginités.
La description musicale est langoureuse sensuelle, et « l’irruption-viol » des cavaliers est traduit par des fanfares vulgaires. Cette virilité de légionnaire donne cette explosion étonnante de l’orchestre qui bascule volontairement dans le trivial. Mahler signifie par les timbales et les cuivres qui éclatent,dans un joyeux tintamarre, l’illusion du désir. Les blessures seront plus réelles et resteront ouvertes. La montée irrépressible du désir va laisser place à la nostalgie du désir. La jeunesse ne sera plus, « le long regard sur le passé » rapproche Mahler de Proust. Là aussi l’illusion triomphe.
La musique de ce morceau est chaude, cordes et cuivres avec des lignes charnelles. Elle se sépare en deux univers qui jamais ne se rencontreront vraiment : celui des filles où la musique reste langueur, et celui des garçons à la musique violente et triviale comme dans une musique de brasserie.
Mais c’est le thème de la nostalgie qui ouvre et clôt cette pièce qui est aussi le second scherzo de l’œuvre.

L’Homme ivre au Printemps

L’illusion de l’ivresse est la fausse réponse à l’amer constat déjà indiqué au premier mouvement, que la vie n’est qu’un rêve, imaginé par un fou sans doute. Alors autant la perte de conscience par la boisson, à quoi bon les messages des oiseaux, et au diable le printemps.
Ce chant d’ivrogne, qui aura son pendant dans le Wozzeck de Berg, est une affirmation, mais aussi une titubation. Nerveuse la musique sautille, roule mais recèle une étrange tendresse pour ce serment du saint buveur.
L’oiseau prophète qui parle du fond des temps affirme la force immarcescible de la vie, le printemps vient en une seule nuit !
Ce troisième scherzo de la symphonie est une guirlande étonnante de notes, avec ce souvenir de Siegfried dans l’épisode du chant de l’oiseau. La lucidité du premier chant a laissé la place à l’hallucination de ce chant. Hautbois et clarinettes divaguent. La flûte est l’oiseau du printemps. Ce chant est un hymne à l’oubli. La musique ne se laisse pas oublier.

L’Adieu

Ce sommet de toutes les musiques est le tissu ultime de toutes les lassitudes et l’éparpillement de la conscience même.
Dans cette lente décomposition des sons, de rares sursauts de la vie passée éclatent encore. Des sons graves issus des abîmes de l’orchestre sont un glas sinistre. L’approche de la mort est perceptible, on entend ses pas dans chaque note murmurée.
Les thèmes sont l’attente de l’ami dans un monde qui s’éteint et s’endort. et l’arrivée et l’adieu d l’ami qui se dissout dans le néant.
Par la fusion de deux textes et par l’ajout de ses propres vers Mahler provoque une rencontre entre le narrateur et cet ami tant invoqué.
La lente descente du sommeil et les bouffées de nostalgie de la première partie vont être récompensées par cette dernière rencontre, imaginée, espérée et permise.
Ce finale de presque 30 minutes est une lente marche vers le néant.
La description musicale procède par bribes, par pans troués. D’abord la solitude au sein d’un monde qui s’endort, qui rêve, mais dont on est exclu.
Puis le trop plein du cœur qui se déverse dans un accès de violente nostalgie. La barque de la lune, le désir de l’ami, la beauté du monde, tout rend plus lourde la solitude. une immense pitié au monde est aussi exprimée.
Entre la jonction des deux poèmes s met en place une marche funèbre, course lente à la néantisation
Mahler va demander à la voix d’être sans expression pour préparer la fusion avec l’au-delà. Et l’éternité sera enfin retrouvée.
Musicalement le poids de la flûte, de la harpe, du célesta ainsi que du bloc des vents et des cuivres qui ne sont plus que d’un seul tenant, dur et rugueux ; donnent la couleur du mouvement.
Une musique de glas se tisse autour de récitatifs presque neutres, le tempo est aboli, plus de mesures semble-t-il, plus de temps mesuré.
Les instruments sont des touches réelles et surréalistes, et des interludes sont d’ailleurs.
En parcourant ce morceau inouï on peut remonter ce fleuve bouleversant.

Notes d’écoute de l’Adieu

Première partie

Dans un climat lourd et pesant commence ce morceau. La musique parle à mi-voix comme quand on rentre les chiens de la mort sans réveiller le destin. L‘ailleurs est là sans dialogue possible. La voix et son double, la flûte, et son ombre, le hautbois, murmure à peine.
Le glas introductif est donné par le contrebasson, le tam-tam, les altos, les harpes et les contrebasses. Le décor est posé dans un territoire à la lisière des mondes. Le hautbois ne sera jamais relayé par les autres instruments, il bute dessus.
Les violons déroulent un thème sur le soubassement du glas du début. Une attente apeurée est présente. L’entrée de la voix se fait dans le silence sur les mots « le soleil descend ». Et toujours la voix précédera le chant. elle récite d’abord.
Et la voix n’est qu’une voix de plus après le hautbois et la clarinette. Son grain particulier se mélange aux sables noirs des autres instruments. Elle ne commente pas, elle dit, elle est l’évangéliste du désespoir.
Dès que la voix paraît, la flûte arrive et le hautbois s’en va.
Le début est une forme « d’oiseau triste ». Froid et ombres, soir tombant, sont évoqués par la voix et les plongées dans l’obscur de la flûte. La flûte, redevient oiseaux, mais ce ne sont plus ceux du printemps, mais des nocturnes peurs.
Le glas revient avec la clarinette et les contrebasses. Le hautbois lance un thème
mais c’est sur le mot « Vois », (Sieh) que les cordes entrent et que s’élève un véritable hymne à la nuit. La voix soudain s’épanouit, et la barque argentée de la lune chemine dans la musique. L’émerveillement élémentaire, archaïque, devant la déesse Lune est une prière fervente de Mahler, loin de ses élans chrétiens antérieurs. La musique est surréelle. Harpes ruisselantes, balancement translucide, les bruits de la nature sont célébrés.
À cette traversée de la lune dans le soir, succède la sensation physique de la nuit froide qui s’installe et glace. Le commentaire affolé de trois flûtes qui s’égosillent montre la terreur des oiseaux avant le froid de la nuit. Les récitatifs en balancier de la voix sont effrayants de simplicité, de béances. Le vent froid tombe de derrière les pins romantiques des forêts du Nord et sans doute de l’enfance sans chaleur. Quelques traits des flûtes-oiseaux, des montées lasses de cordes et la nuit arrive. Mystérieuse devient la voix, l’orchestre n’ose plus parler, le hautbois reprend le lamento du début. De ce silence glacé la voix, avec son double la flûte, dit le ruisseau et les fleurs qui pâlissent. Au mot crépuscule (Dämmerschein) l’orchestre devient palpable, lui évanoui si souvent. Les vagues des cordes vont vers le sanglot et se brisent, entre les harpes et les cuivres. La terre s’endort sur fond de harpes et de silence. Il semble que la musique borde cette terre comme un enfant.
Après cette bouffée et la retombée de l’orchestre un autre monde, celui des humains apparaît.
Mahler retrouve un sentiment cher qui est sa grande pitié et son empathie pour les humains endormis.
Il écrit ce vers « Tous les désirs maintenant veulent rêver ». Cette sentence donne un véritable passage d’oratorio. On a d’ailleurs rapproché les récitatifs des passions de Bach, aux récitatifs du Chant de la Terre.
Mahler anime son orchestre pour étendre ce grand flux de pitié aux hommes sans bonheur. La musique s’apitoie pour cette vaine tentative des hommes de réapprendre bonheur et jeunesse. Dans ce monde suspendu, immobile, la musique met sa main sur le front des hommes.
Cela ne sert sans doute à rien, car vaine est l’espérance. Il reste l’amour du prochain. Les mots « chez eux », « bonheur », jeunesse » sont accentués par le violoncelle solo.
Puis les élans se brisent, les remous vont disparaître, tout s’en va par bribes. Les cordes sont réduites au silence, dans un rappel de glas, et d’une clarinette affolée. La musique part ensuite en cris d’oiseaux, ultime présence de la vie. La voix inquiète énonce les mots un par un et le concert d’oiseaux se blottit dans la clarinette et la flûte. Le monde s’endort, ces mots sont proférés comme une formule magique. La musique revient mystère et effacement, tout s’en va. Un grand silence termine cette partie.

Deuxième partie

L’homme apparaît dans la nature et il sera seul, sans communication possible, et dans l’attente. Un récitatif à nu sur les mots « es wehet kühl», (la brise passe fraîche), met en place de l’attente de l’arrivée de l’ami. Sous les pins le dernier adieu va avoir lieu. Les mots d’attente sont renforcés. Sur le fond neutre de la voix voulue par Mahler, sans expression, la flûte vocalise éperdue. « Lebewohl », ce mot allemand que le mot français d’adieu traduit si mal, est le moment d’invocation porté par la flûte et la voix.
Sur une note de la flûte entrent les harpes et la mandoline, et puis les cordes qui roulent une dernière vague de tendresse. Une ample mélodie prépare le sommet de l’impatience de l’attente. La voix est au plus haut du registre de l’alto. Ce désir de partage des beautés du monde, devient évocation des souvenirs et solitudes non brisées « Où es-tu ? » est le cri de reproche que les cordes devenues tendres et émouvantes portent émotionnellement.
Puis sur le mot « alein, seul », devant la fin d l’espoir, la musique retombe et la dissolution des cordes brise l’espoir. La flûte reste seule à faire les cent pas en attendant la venue de l’autre. L‘errance se fait sur un fond de cordes graves. Et Mahler lance alors une interpellation à la beauté du monde. Cette exaltation, cet enivrement pathétique est un grand frémissement des cordes.
« Ô monde à jamais ivre d’amour et de vie » écrit Mahler et cet élan donne sa signification à l’œuvre. Ce cri finit par se disloquer. Les cordes s‘épuisent, le retour au silence s’opère par des lambeaux de musique.
Les thèmes du début reviennent, chants d‘oiseau, violoncelle solo qui traîne, harpes et hautbois qui soupirent. Silence et glas. Quelque chose va se passer.
L’arrivée de l’ami est en fait un passage vers l’au-delà. Pour introduire cela une marche funèbre se met en place, bribes à bribes. Les instruments égarés et seuls forment une longue procession sans se rejoindre d’ailleurs. Chacun est irrémédiablement seul. Une suite de monologues épars dresse ce chant de mort avec des hoquets, des répétitions, de motifs fuyants et fugitifs. Un long crescendo à peine déclamé s’effondre vite. Seul le glas revient. Le Tam-tam est obsédant. La voix est bien oubliée dans ce rituel funèbre.
Mahler a construit cette marche qui va culminer en catastrophe sonore par l’utilisation du glas répété, du thème du hautbois, et par le rythme funèbre des clarinettes. Les lignes e basse font régner des sombres thèmes sous plusieurs formes. Au sommet de la marche au supplice se produisent des déflagrations de trombones, des hurlements des cordes. Berg copiera tout cela dans le passage de la mort de Wozzeck. Le néant vient d’entrer, tout est cassé, tout retombe.
La cérémonie de la fin peut commencer.

La fin, mais y a-t-il vraiment une fin, plutôt une disparition, n’est que béances et raréfactions. Au lieu d’une coda habituelle, les sons s’évaporent, sombrent de l’autre côté du monde.
Le mot « ewig », (éternellement), est balbutié jusqu’à l’extase de la disparition. Un poudroiement de notes, cinq fois le mot éternellement est énoncé. Une seule note plane, le mi, puis tout s’éteint. L’indéfini s’envole. « Gänzlich ersterbend », tout à fait mourant, demande à ce moment la partition.
La fenêtre de l’infini vient de s’ouvrir.

Perspectives

Mahler applique sans le savoir un des plus grands préceptes bouddhistes : « La méditation en pleine conscience ». Lui-même avait la conviction de la grande progression vers la perfection, de la purification qui progresse à chaque incarnation".
Cette conscience l’amène au bord du vide, sans l’effrayer maintenant. Cette immense nostalgie qui sourd de cette musique fait d’elle l’une des plus touchantes au monde. Mahler l’a considérée comme sa plus personnelle et ne s’attendait pas à la voir jouer un jour. Mahler y parle du plus profond de lui-même
"Qu’en pensez-vous ? Est-ce que c’est seulement supportable ? Est-ce que les gens ne vont pas se suicider après l’avoir entendu ?". Alors il sourit et désigne quelques-unes des difficultés rythmiques de ce Finale. "Comment arrivera-t-on à diriger cela ? En avez-vous la moindre idée ? Moi pas !"dira-il à Bruno Walter en lui confiant son manuscrit à l’automne 1910.
Alban Berg dira plus tard en découvrant la partition : « Ça vaut quand même la peine de vivre pour un pareil moment ! »
Ceux qui écoutent maintenant le Chant de la Terre doivent sans doute avoir la même pensée.

Cette œuvre est un espace ouvert, une méditation sur le passage terrestre. Une recherche du repos, Mahler veut poser sa tête sur les doux genoux des orients lointains. Il réussit à rendre visible l’invisible, à suspendre le temps, à ouvrir l’espace.
Dans le flou et l’indéfini, Mahler dresse encore la tente de la vie. Par simple présomption d’amour, par soupçon de présence, nous passons, mais le monde se renoue enfin dans le seul souvenir de l’instant précis de notre mort. et la terre fleurit.
Toute chose parle d’autre chose et dans les trous de l’éphémère un autre l temps reste libre, le temps d’avant, le temps d’après.

« Ewig, ewig »

Gil Pressnitzer