Gustav Mahler

Symphonie n° 5 en ut dièse mineur (1901-1902)

Situation de la cinquième symphonie

Et Alma Mahler sortit en sanglotant de la salle de concert où se répétait la Cinquième : "Tu as écrit une symphonie pour percussions et rien d’autre".

Mahler rit, et raya à la craie rouge une partie des timbales et des percussions. Plus que de l’incompréhension, cette réaction montre la perte des repères d’Alma qui se croyait pourtant si proche pour avoir assisté à la genèse de la composition de l’œuvre.

De fait, Mahler avançait hardiment vers de nouveaux chemins, sans les balises habituelles du monde romantique, des textes du Wunderhorn, sans non plus la présence forte et maternelle de la Nature.

Sans le secours de la voix, des forêts et des rochers, Mahler prend possession de ses nouvelles demeures : sa jeune épousée, son ancrage professionnel à l’opéra de Vienne, sa belle bâtisse de Maiernigg, sa maturité assumée.

Tout le porte à édifier un "chef-d’œuvre" digne de tout son savoir-faire patiemment édifié, enrichi des influences fortes de l’écriture contrapuntique approfondie dans les Motets de Bach - tout converge vers une œuvre triomphante qui soit un hymne à la vie.

Tout, sauf la nature profonde de Mahler, et la Cinquième commence par une marche funèbre, avec des lamentations suspendues.

Car Mahler est immergé dans la composition des trois premiers des Kindertotenlieder, et aussi de lieder de douleur universelle tel que "je me suis retiré du monde" où la triste complainte du pauvre déserteur fusillé à l’aube (Der Tamboursg’sell) qui dit "de vous je prends congé, bonne nuit".

Lui-même avait senti le frôlement de la mort six mois plus tôt. Dans la nuit du 24 au 25 février 1901, Mahler faillit mourir d’une très grave hémorragie intestinale. Les médecins lui avouèrent le lendemain qu’il ne devait la vie qu’à leur intervention rapide.
Aussi les ombres menaçantes restent tapies, et si par énergie, par passion, la vie passera quand même, cela sera de justesse, la Sixième symphonie à venir le rappellera.

Pour le moment, Mahler est dans une phase créatrice "beethovénienne" et il écrit à la fois son Héroïque et sa Cinquième. Porté par un souffle violent son œuvre assène elle aussi des "motifs-symboles" de quelques notes, mais la fragilité humaine de Mahler ne pouvait se draper dans la certitude.

À ce moment donné, la Cinquième est pour Mahler la somme de ces acquis dans le génie de l’architecture et de l’orchestration.

Et, surtout, le ressort dramatique de sa symphonie n’est plus la poésie, mais le sentiment tragique de l’existence, et lui seul. Créée seulement en 1904, cette symphonie fut très souvent retouchée au niveau orchestration, jusqu’à trouver l’équilibre entre toutes les voix qu’elle contenait. Le 8 février 1911, il déclara : "j’ai enfin fini ma Cinquième. Elle devait être en fait entièrement réinstrumentée car à nouveau style, nouvelle technique".

Mahler avait conscience d’avoir tendu vers la modernité "J’ai donné vie aux pulsations et aux sonorités les plus audacieuses" :
L’orchestre, et rien que l’orchestre, sans la moindre indication de programme, pour redire la destinée humaine.
Grand questionneur sur la connaissance de l’univers, imbu profondément de Dostoïevski, Mahler parle "à ses frères humains".

Cette œuvre dense, fourmillante d’inventions, de procédés nouveaux depuis. les tonalités progressives aux fusions des formes télescopées entre elles, est la véritable entrée de Mahler dans la maîtrise de la grande forme.
Tendue tout entière vers un but spirituel, elle crée, en passant, l’orchestre moderne. La Cinquième Symphonie reste fortement une œuvre expérimentale.

Regards sur la symphonie

Mahler a structuré son œuvre en trois parties avec pour coeur de l’ouvrage et pivot symbolique le scherzo.

La première partie se compose de la Marche Funèbre et d’un allegro tourmenté, véhément.
La partie centrale, la plus complexe est un scherzo sur lequel repose toute la symphonie.
La troisième partie associe l’adagietto et la Rondo Finale dans un mariage surprenant.

La symphonie évolue du ton douloureux d’ut dièse mineur vers le final triomphant du ré majeur.

Le premier mouvement et le scherzo ont été composés en 1901, les trois autres pendant l’été suivant de 1902.
Ce qui est frappant dans cette œuvre est la volonté de se renouveler, d’enterrer enfin "les vieilles chansons méchantes" du passé, pour faire émerger "un nouvel ordre".
Sans retour en arrière, sans piétinement, la Cinquième de Mahler avance vers la modernité, consciente de ses faiblesses, mais pour une fois sachant que la vie a fait reculer la mort.

La Septième et la Dixième reprendront cette architecture mais avec d’autres conclusions. Et la Cinquième fonctionne ainsi :

Première partie Trauermarsch - In gemessemem Schritt - Streng wie ein Kondukt

(Marche funèbre - D’un pas mesuré - Sévère comme un convoi funèbre).

Bien-sûr, le mouvement débute par une fanfare de trompettes. Ce bloc sonore fondamental dans l’univers musical et mental de Mahler (casernes de son enfance, soldats errants des contes, grand appel d’ailleurs) assurera comme un refrain, en revenant souvent, le lien entre les couplets de cet hymne funèbre. Hymne à l’enterrement du passé et à la naissance d’un homme nouveau, et aussi peur de l’errance, la marche s’installe.
Après la catastrophe initiale qui plonge loin dans les profondeurs de l’orchestre une lamentation (deuxième thème) des violons parle au nom de tous ceux qui souffrent.
Le premier épisode s’accélère soudain et la révolte éclate avec rage avec de curieux accords syncopés aux cors et des cordes fiévreuses.
Fanfare et thème consolateur reviennent pour un deuxième trio plus résigné qui développe longuement la lamentation jusqu’à la rendre étouffée à la fin de l’épisode.
Le deuxième mouvement de la première partie est noté "Sturmischbewegt Mit grosser Vehemenz - Orageux et animé - Avec véhémence.
C’est en fait le premier mouvement Allegro de la Symphonie après l’exposition préalable du climat, comme d’un combat passé.
Mouvement emporté, subjectif, balayant comme le Finale de la 1e Symphonie - "Titan", les formes retenues (Sonate), il est "passionné et sauvage".

Cette musique tangue, avec de constants changements d’atmosphère. Tout est instable, et pourtant tout est déduit de la musique dormante dans les sanglots de la marche initiale. Musique de rage profonde, qui cogne et s’emporte la tête contre les notes, pour conjurer la mort entrevue. Elle tombe dans l’écume. La marche tente de réapparaître, et un très curieux choral tente d’exorciser la nuit.
Il retombera par hoquets, et la nuit reprend ses droits encore plus indifférente à notre condition.

Deuxième partie : Scherzo - Kraftig nicht zu schnell (vigoureux pas trop rapide.)

Mahler tenait à observer une longue pause avant ce scherzo. De fait, la rupture de ton provoque un profond malaise initial. Un immense défilé de laendler et de valses viennoises vient de faire son apparition, comme un cortège de carnavals, au milieu de la prostration précédente. Immense mouvement de plus de 800 mesures, le Scherzo est d’une complexité effrayante : une véritable horloge à sonner la bonne humeur :

"Il est si bien pétri qu’on ne peut trouver une seule petite graine qui n’ait été mélangée, et transformée. Chaque note possède sa propre vitalité et l’ensemble forme un tourbillon constituant la queue d’une comète. Sans romantisme, ni mysticisme, c’est la présence de l’homme en pleine lumière du jour".
Ainsi, Mahler parle de son mouvement diabolique, ajoutant sa volonté d’absences de répétitions, de développement continu.

"Ce Scherzo à développement" est un chef-d’œuvre de la polyphonie mahlérienne.
Que dire d’autre devant cet éblouissement sonore ?
Peut-être simplement de faire comme le cor obligé, et de se laisser aller au vertige.

Troisième partie : - Adagietto - Sehr langsam

(très lent)

Cette "romance sans paroles" fera le lien avec le Rondo Finale. Seules les cordes auront le droit de murmurer, sur un accompagnement d’arpèges à la harpe.
Bijou ciselé, ces quelques minutes d’éternité immobile ont fait connaître Mahler au grand public.

Certes, il eut mieux valu d’autres morceaux, mais enfin dans cette tendresse en guirlandes, se trouve un versant important du compositeur.
Recueillement intérieur : on peut penser à un impromptu de Schubert, également au « Mondnacht » de Schumann, mais en fait l’analogie est bien celle du Ruckert-Lied « Ich bin der Welt abhangen gekommen » ou les remous du monde n’atteignent même plus le voyageur intérieur.

Quatrième partie : Rondo Finale - Allegro - Allegro giocoso

À peine éteint, le thème précédent est repris au cor et un divertissement se met en place, avec un basson moqueur qui cite un lied « L’éloge du bon sens » qui est une charge féroce contre la critique musicale, passée et à venir. Le thème du choral à venir est déjà plus qu’implicite, mais il s’avance masqué.
Tous ces thèmes qui ont l’air d’avoir été joués aux dés, vont alimenter un prodigieux style fugué.
Mahler se lance avec délectation dans d’immenses passages contrapuntiques.
Plusieurs fois, pendant ce travail de maître-orfèvre, reviennent cycliquement les thèmes précédents de la symphonie, comme si tous voulaient se fondre, s’annuler. Un choral aux cuivres peut se déployer, mais sur le thème fané et distordu de l’Adagietto.
Après deux tentatives de s’enfler, la musique se conclut sur le choral. Du moins, le croit-on.
Non en fait, une terminaison brusque, "maussade", laisse un curieux désenchantement final comme l’impression d’un ratage.
Ce rondo, comme plus tard celui de la 7e, reste énigmatique dans sa virtuosité, et son auto persuasion d’une fin heureuse.
Vraiment, le doute jamais ne quittera Mahler, et l’ambiguïté demeure.

"Ma vie n’a été que du papier" dira Mahler, et pourtant cette vie-papier change nos vies.

Gil Pressnitzer