Gustav Mahler

Symphonie n° 6

La symphonie du sombre et des pressentiments

Morceau de fin

La mort est grande nous lui appartenons
bouche riante quand nous nous croyons au milieu de la vie,
elle ose pleurer au beau milieu de nous

(Rilke)

La Sixième symphonie de Gustav Mahler est son œuvre la plus noire, la plus désespérée.
Elle succède au rondo final triomphal de la Cinquième, hymne à la joie de Mahler. Elle se dresse soudain dans sa cruauté, son abîme absolu, comme un rappel que la mort est tapie en nous et ose pleurer en nous.
Elle est écrite pendant la période la plus heureuse de la vie de Mahler. Pourquoi ? Et de plus elle n’est pas ce roc de lave obscure et unique. À la même époque Mahler écrite les "Kindertotenlieder" (Chants pour les enfants morts) et ce lied atroce plein de cauchemar Revelge (Le réveil) où les spectres morts au combat reviennent défiler sous les fenêtres des aimées.
Tous les fantômes enfouis osent soudain hurler en Mahler, car les combats intérieurs ne l’ont jamais quitté.
Mahler révèle qu’il s’agit d’un combat que lui-même a mené : après la générale, un de ses amis l’interroge : "Mais comment un être aussi bon peut-il exprimer dans son œuvre tant de cruauté et de dureté ? " et Mahler de répondre : "Ce sont les cruautés que j’ai subies et les douleurs que j’ai ressenties !"

Elle sera la « Symphonie tragique » selon Mahler lors de la création viennoise en 1907. Au monde cruel, il renvoie la cruauté de sa musique. Mahler est désenchanté, la Nature ne suffit plus à sa consolation.
Elle était si profondément intime et secrète aussi, que Mahler, plus grand chef d’orchestre de son temps, la dirigea fort mal lors de sa création le 27 mai 1906 à Essen. Pendant l’exécution, il se sentit mal. Alma et Mengelberg, présent, s’inquiétèrent de son apparent malaise. L’émotion était trop forte et l’avait submergée ; Toute sa personnalité profonde était ainsi mise à nu devant tous.
Œuvre personnelle, trop peut-être. Désespérée et triste.
Trop révélatrice de ses tourments non avoués, trop proche de son enfance en lambeaux, de sa vie d’homme en bataille perpétuelle. Mahler a effectué une plongée dans ses ténèbres, Il en sort paniqué.

Il s’agit aussi d’un combat personnel et cette musique est l’illustration d’un « chêne que l’on abat ».
La Sixième est un chant désespéré sans la moindre lueur d’espoir, soit par la résignation au néant (les dernières œuvres de Mahler), soit par la lutte victorieuse du héros (Cinquième et Septième).
Elle est « une noix dure à craquer » comme le disait Mahler, pour les auditeurs, trop noire et trop en avance sur son temps. Et même les mahlériens en ont peur. Jamais Bruno Walter ou Otto Klemperer ne voudront la diriger.
Qui veut comprendre la part d’ombre et le ressac secret de Mahler, doit se plonger dans sa Sixième symphonie, la plus personnelle de toutes.
Musique de rupture, d’introspection, musique des ténèbres.
Mahler découvre effrayé « que le tragique de la vie, n’est pas que l’on meurt, mais que l’on meurt volé » (Joseph Deltheil).
Mahler découvre qu’il sera volé et de sa vie et de sa destinée.
De cet échec, il fait la symphonie de l’échec.
Mais il se débat furieusement avant de céder sous la hache, ou plutôt le marteau, du destin.

Situations de la sixième

Et pourtant l’année 1904 fut l’une des plus heureuses, et des plus fertiles, de toute la vie de Mahler.
Mahler achève donc les Kindertotenlieder, la Sixième Symphonie, et la composition d’une partie de la Septième. Il effectue un deuxième voyage en Hollande, sa patrie d’adoption, où il dirige ses propres œuvres triomphalement.
Il est enfin établi à Vienne et respecté. Ses réformes commencent à passer et le niveau artistique de l’opéra et de l’orchestre est au zénith. Ses collaborations avec les autres mouvements de la modernité à Vienne, le mouvement Sécession (Klimt, Reinhart…), ensemencent les mises en scène et sa culture personnelle. La collaboration avec le peintre décorateur Alfred Roller est féconde et novatrice. La notion d’œuvre d’art totale se met en place (lumières, décors, musiques, jeux d’acteurs, orchestre…)
Il commence à être reconnu en tant que compositeur alors que l’on ne voulait voir que le chef d’orchestre. Il est joué à l’étranger et considéré comme au moins l’égal de Richard Strauss qui l’admire.

Le mariage avec la plus belle femme de Vienne en 1902, avec Alma Schindler marque un tournant dans sa vie ne connaît aucun nuage.
Il lui était né une fille adorée, Putzi, en 1903, et une deuxième fille, Anna, surnommée Gucki, fin juin 1904, vint au monde.
Il avait porté la modernité à Vienne, à une époque de profond bouillonnement artistique. En 1904 Arnold Schoenberg avait fondé avec son professeur Alexander von Zemlinsky la société des Artistes et compositeurs qui se donnait pour mission de promouvoir la musique contemporaine. Mahler sera d’une aide inestimable pour ce mouvement. Et manifestera un soutien public et éclatant à la musique nouvelle. Il le faisait avec son courage et sa générosité habituelle, sous les huées du public viennois qui lui en voudra.
Mahler sans pathos aucun va élever une stèle au tragique de la vie, un moment funéraire aussi à la forme sonate, qu’il respecte jusqu’à l’étouffement.
«Ma VIe posera des énigmes dont la solution ne pourra être tentée que par une génération qui aura compris et assimilé les cinq premières »

Composition

La Sixième, comme la plupart des précédentes œuvres est connue dans une petite cabane en bois isolée dans les bois, au bord du lac de Wörthersee en Carinthie. Tout est paisible et grandiose dans ses paysages de montagne. Mahler, hors des bruits de la ville, hors de tracas de sa gestion de l’opéra de Vienne, ne peut entendre que les tumultes de ses bruits intérieurs. Et cela a dû cogner très fort quand on entend la musique qui en résultera.
Cette symphonie est composée en 1903 et terminée en 1904 Mahler comme à son habitude procédera à des révisions à l’été 1906 et au début de 1907.
On dispose de peu de renseignements sur la composition de cette symphonie.
D’après Alma, aussitôt que la symphonie fut terminée, Mahler vint la chercher pour la lui jouer en entier et elle affirme avoir été émue jusqu’au fond de l’âme par cette œuvre, la plus « foncièrement personnelle » de toutes celles « qui a jailli le plus directement de son cœur ».
Plus tard elle maudira Mahler d’avoir bravé le destin par cette symphonie et ainsi d’avoir attiré la foudre et le malheur sur eux.
Mais Mahler ne pouvait imaginer les événements à venir sur les autres. Il ne parlait que son effondrement intérieur. De sa hantise de la mort.
Mahler, arrive le 10 juin 1903 à Maiernigg, en Carinthie, sa tanière habituelle pour se défaire des tensions de la ville vampire, Vienne, et se lance presque immédiatement dans la composition de sa nouvelle œuvre.
Pour se reposer de l’écriture, il va parcourir les Dolomites. À l’été 1903, il aura écrit les deux mouvements intermédiaires, et l’esquisse du premier.
L’été 1904 est moins fécond : Alma n’est pas là, alitée, et le temps épouvantable le coupe de l’extérieur. Morose, il regarde tomber la pluie et n’écrit que très peu. Seuls les Kindertotenlieder sont achevés.
Au mois de juillet 1904 Mahler prend à bras-le-corps l’achèvement de sa symphonie. Il se plonge de nouveau dans une excursion à Toblach, dans les Dolomites qui sera son dernier refuge après 1907, pour se ressourcer. Le 11 juillet, il écrit à Alma une carte postale pour lui demander de lui rapporter les esquisses des deuxième et troisième mouvements qu’il a oubliées. Ces deux mouvements ainsi que le premier avaient déjà été composés en 1903 et il ne restait plus que le Finale à écrire. Ce fut fait. Et fin août, au moment de regagner Vienne, il peut sobrement mais fièrement annoncer à ses amis Guido Adler et Bruno Walter, l’achèvement de sa symphonie.

Analyse

La symphonie est en quatre mouvements, format habituel des symphonies classiques et presque rarement suivi par Mahler.
C’est bien le paradoxe de cette œuvre que d’être la plus classique de Mahler et aussi une avancée étonnante vers la modernité. Les trois pièces pour orchestre d’Alban Berg lui doivent tout. Aucune indication, ni programme ne sont fournis par Mahler, si ce n’est le titre de Tragique, qu’il donne à sa symphonie.
Par Alma Mahler, il est rapporté quelques paroles de Mahler. Mais Alma écrit cela bien plus tard et réinterprète à sa façon la vérité. Toutefois voici ce qu’elle dit :
« Quand il eut mis sur papier le premier mouvement, il sortit du bois pour me dire ce qu’il avait voulu exprimer sur moi dans un thème : Je ne sais si j’ai réussi, mais tu devras - t’en contenter. il s’agit de l’immense thème montant du premier mouvement. dans le troisième mouvement, il a représenté les jeux arythmiques des deux petits enfants, zigzaguant dans le sable. De plus en plus effrayant, on entend les voix des enfants aller vers le tragique, et à la fin elles meurent dans un gémissement. dans le dernier mouvement, il dit lui-même qu’il se décrit dans sa chute, ou comme il le dira plus tard, son héros : « C’est le héros sur qui s’abattent les trois coups du destin, et le dernier d’entre eux le couche comme un arbre mort » Ce sont ses propres paroles.
Aucune de ses œuvres n’est sortie aussi directement du plus profond de son cœur que celui-ci. Tous les deux nous pleurâmes ce jour. La musique et ce qu’il y avait autour nous avaient touchés si profondément. »
Malgré toutes les erreurs du témoignage, le climat global.

Les mouvements sont les suivants :

Allegro energico, ma non troppo. Heftig, aber markig (véhément mais plein de forces)
Scherzo. Wuchtig (massif)
Andante moderato
Finale. Allegro moderato — Allegro energico

Mahler a hésité à plusieurs reprises sur l’ordre des mouvements intermédiaires, plaçant l’Andante avant le Scherzo dans les deux éditions suivantes de cette symphonie faites sous son autorité.
Je suis de ceux qui pensent qu’il faille rétablir l’ordre initial des mouvements. Car suivant l’énergie combattante du premier mouvement, le furieux Scherzo décrit plus tragiquement la marche à l’abîme. Intercaler alors l’Andante laisserait croire à une rémission possible et tendre. Il vaut mieux croiser cette oasis au bout de ce combat. Ensuite on peut s’embarquer pour le monstrueux dernier mouvement, jusqu’à la chute finale.

Par rapport aux symphonies précédentes, on peut penser qu’il s’agit d’un retour à la forme classique en quatre mouvements. Pourtant, les dimensions du Finale font éclater ce cadre.
Et, comme souvent chez Mahler, elle sera tout entière innervée par le rythme obsédant de la marche. Marche militaire vers la mort et le néant, vers les guerres à venir et qui sont enfermées au millier de la joyeuse apocalypse de l’Europe au début du XXe siècle.
Des leitmotivs, (thèmes répétés), rythmiques charpentent la structure de cette course à l’abîme.
Pour décrire cela Mahler utilise un important arsenal de percussions, célesta, xylophone, et marteau aux coups sourds, clarines de vache, caisse claire omniprésente. Chaque apport n’est pas gratuit et pour Mahler les cloches de vaches symbolisent la solitude de l’homme au sein de la nature ; le marteau, le destin ; le xylophone, le « rire du diable » ; les cloches graves, un credo religieux.

Allegro energico

Ce mouvement nerveux, inquiet, véhément démarré sur une marche, reflet de cette force invisible qui agit au-delà de Mahler lui-même. La forme sonate est ici la plus respectée, la tonalité aussi, c’est la tonalité tragique en musique de la mineur. Marche au supplice rythme par l’obsession de la caisse claire qui martèle une musique syncopée.
Il s’agit de mettre en place l’arène du combat que va livrer le héros de l’œuvre. Il part en guerre, connaissant l’issue.
Les catastrophes semblent se profiler. Compacte, cruelle la musique avance sans répit avec des bribes de thèmes anguleux et durs. Puis le motif d’Alma arrive de façon étonnante et imprévue dans ce monde sans espoir et ou le rien règle. Il ne consolera de rien, pas même le son lointain des cloches de vaches, de loin, de trop loin, clairière poétique dans ce monde de pierres. Ces cloches qui pour Mahler sont le symbole « de la solitude heureuse au-dessus de la mêlée humaine ».
Nul triomphe dans la fin sonore du mouvement, le combat continue, juste une pause, car la mort se repose un peu.

Scherzo. Wuchtig (massif)

Ce mouvement furieux va donner la lignée des scherzos grotesques de la Neuvième et de la Dixième, et aussi bien sûr de ceux de Chostakovitch. Il est cri d’horreur, hurlement d’ironie amère.
Il s’agit d’une danse macabre, d’une évocation lugubre et convulsive de la mort. Cette « Danse des morts » médiévale, est instable et boiteuse.
Les sarcasmes fusent aux instruments.
Un trio « suranné » (Altväterisch, à l’ancienne), ajoute à la distorsion, à l’étrange. Tout semble chanter volontairement faux.
plus rien n’est vrai.

Andante moderato

L’andante offre une pause dans un monde dur et cruel.
Il est dans une autre tonalité, mi bémol majeur. Il est l’unique montée de tendresse dans cette symphonie.
Parfois considéré comme le plus beau mouvement lent de Mahler, il se laisse aller au lyrisme, à l’effusion.
Évocation du monde pastoral, des trilles d’oiseaux (flûtes et clarinettes) et des cloches de vaches, Mahler se réfugie encore et toujours dans le « calme bienheureux de la nature dans laquelle Mahler puise toujours son énergie créatrice ». Mais si on prête bien l’oreille on peut entendre passer des thèmes des Kindertotenlieder, ombre portée de la mort toujours présente.

Finale

Alma a écrit ceci sur la Sixième Symphonie : « Dans le dernier mouvement, il se décrit lui-même et sa propre chute, ou bien alors comme il l’a dit plus tard celle de son héros : "Le héros qui reçoit trois coups du destin, dont le troisième le fait tomber comme un arbre." C’étaient les propres paroles de Mahler. Aucune œuvre n’a coulé aussi directement de son cœur que celle-là. »
Ce final représente à lui seul près de la moitié de la durée totale de l’œuvre. Il peut atteindre trente à quarante minutes suivant l’interprète.
Le climat de la symphonie devient inquiétant, menaçant, lourd de nuages noirs. Le combat est bien perdu. On va par le chaos vers l’effondrement. Et cette symphonie est bien la description d’un effondrement. Les ténèbres triomphent, et le silence atroce qui suit les coups de marteau du destin fait froid dans l’âme. On est dans le mur du tragique, sans issue aucune. Alma ira même jusqu’à prétendre reconnaître dans les trois déflagrations du Finale, les trois coups affreux de 1907 :
- le décès de sa fille Maria à l’âge de quatre ans ;
- la démission forcée de l’opéra de Vienne après une campagne antisémite délirante ;
- la découverte d’une maladie cardio-vasculaire incurable le condamnant au repos lui le grand sportif.

Mahler superstitieux avait supprimé le dernier coup de marteau de sa partition, mais maintenant on joue les trois.
Theodor Adorno parlant de ce mouvement disait « Tout est mal qui finit mal ».
Retrouvant la tonalité de la mineur, ce finale est constitué de cris, de chorals accablés, de bribes de thèmes, de retour de leitmotivs du début de la symphonie. Il piétine, n’en finit pas de finir, se répète et débouche sur l’horreur de l’anéantissement matérialisé par les coups de marteau. Il semble parfois rassembler ses forces, et quand il croit pouvoir se libérer enfin, les grands coups de marteau le ramènent au néant.
Les ténèbres s’ouvrent.
A la question angoissée du début, vient la réponse terrible de la fin.

Impressions finales

La Sixième de Mahler est un hurlement, une musique panique.
Parfois avec des accents barbares, parfois sarcastiques, mais toujours sous-tendues par cet amour du monde que porte et exalte Mahler.
La symphonie du sombre et des pressentiments reste un morceau de basalte dur et elle est peu jouée. Elle doit faire peur par son message de désespoir absolu. Elle est aussi le témoignage d’un compositeur de la fin du XIXe siècle, d’un homme dans son temps et qui pressent les déchirures à venir.
Prémonitoire et testamentaire, elle est une date dans l’histoire de la musique. Elle est vraiment la première musique tragique à la fois personnelle et universelle. Elle est une musique de catastrophe, sans aucune rémission.
Bruno Walter écrira : « La Sixième est d’un pessimisme blême : elle est issue de la coupe la plus amère de la vie humaine. Elle dit « Non ! », surtout dans son dernier mouvement… la tension montante et les climats du dernier mouvement font penser aux vagues énormes d la mer qui va inonder et tout détruire. L’œuvre s’achève dans le désespoir et la nuit noire de l’âme… »

L’amour ne passera pas et la vie est perdue d’avance, semble dire cette œuvre. Elle est un éclat amer. Elle déverse par flots tumultueux la lave noire. Musique nerveuse, angoissée, qui se cogne aux notes comme papillon dans la lampe, elle est un extraordinaire objet sonore. Elle préfigure les musiques de Berg et le mouvement expressionniste. Elle est une musique de défaite.
Ce chant désabusé, sans pathos ni attendrissement, dépasse le compositeur pour aboutir au tragique, universel et du combat toujours perdu contre la mort.
Onde sonore hurlante, marches glacées de spectres, la Sixième de Mahler est une plongée exigeante dans l’amertume, dans le pessimisme pur. Mahler aimait profondément cette symphonie, il en était fier, mais ne commentait rien.
Il a dit pourtant « là j’ai essayé de rassembler les morceaux épars de mon moi intérieur ».

On ne sort pas indemne de l’écoute de cette symphonie.

Gil Pressnitzer