Gustav Mahler

Totenfeier, poème symphonique

Un torrent impétueux qui ne va pas à la mer

Genèse de la composition

À Iglau en février 1988, Mahler écrit les premières notes de la deuxième, en même temps qu’il termine sa première symphonie Titan. Il avait à peine 27 ans et déjà parcouru bien des apprentissages de chef d’orchestre et d’homme. Le temps de l’innocence était loin, celui de l’ardente obligation de prouver toujours là, et surtout de trouver un sens du monde.

Et ainsi se pose clairement la filiation entre la vie terrestre de la première et de son héros, et la vie métaphysique approchée dans la deuxième avec le thème central qui le hante : la vie après la mort. Face à cette interrogation existentielle il mettra six ans, après la première symphonie, pour terminer, été après été jusqu’en juillet 1894, cette œuvre, accouchement spirituel de son chemin d’homme.

"J’ai nommé le premier mouvement Totenfeier, là c’est le héros de ma symphonie en ré majeur que je porte au tombeau et sa vie que je capte dans un pur miroir, d’un point de vue plus élevé."

La partition semble s’organiser dès août 1888 et son idée fixe de marche funèbre et elle se trouve confortée par la découverte d’un poème du grand Adam Mickiewicz qui porte le titre de Totenfeier, mais qui est d’un tout autre esprit. Mais pour le Mahler exalté, assailli de visions funèbres, toute coïncidence à valeur de vérités, et H.L De Lagrange avance même l’hypothèse de l’écriture d’un Requiem pour son amour contrarié avec Marion Von Weber.

Cette marche funèbre, ce requiem des illusions perdues, va donc survivre six ans, non pas méprisé, car Mahler en faisait grand cas et il fit tout pour le faire publier.

Il la décrit à ses amis ainsi "Je me vois moi-même dans un cercueil, envahi de fleurs et de musique funèbre".

Comme la mode était aux poèmes symphoniques (Liszt, Strauss), Mahler pensait peut-être que cette longue marche avait son autonomie propre, même si elle n’avait point sa solution. Peut-être pensait-il entreprendre aussi sa véritable première symphonie, celle qui devait laisser traces et plaies en ce monde, car la symphonie Titan était toujours appelée poème symphonique.

Cette partie va continuer une vie autonome, sous le titre de Fête des morts, car Mahler était dans une impasse plus psychologique que musicale. Et là intervient une histoire lourde de sens psychanalytique.

En 1891, Mahler déjà en pleine activité à Hambourg, tente de séduire son illustre collègue Hans Von Bülow en lui présentant son poème symphonique déjà écrit depuis près de 4 ans. Être joué par un grand maître devait enfin faire entrevoir un autre talent que celui qui lui était reconnu de chef d’orchestre et de directeur d’opéra. Bülow accepta enfin d’entendre cette partition jouée par Mahler au piano. Bülow hurla immédiatement : "Si ça, c’est de la musique, alors je ne comprends plus rien à la musique !".

De ce moment, la vénération de Mahler pour Bülow se changea inconsciemment en haine, et de désir de "meurtre dans un jardin musical allemand" de l’autre, de l’obstacle vers soi-même. Le rapport au père a toujours été complexe chez Mahler, aussi seul le père modèle, le père de substitution, devait être immolé car le père naturel avait été enfoui dans sa honte et sa mémoire.

Pourtant il doute encore et encore : "Le monde musical vivra bien sans mes compositions " écrit-il à Richard Strauss en octobre 1891. Et la partition finit dans un tiroir.

Vénération et détestation non avouées aboutirent à une véritable inhibition créative et humaine pendant 3 ans. Seule la mort de Van Bülow, le 12 février 1894, fut la libération. La cérémonie funèbre qui suivit fut une délivrance, une révélation. Il était inhibé par Bülow bien sûr, mais aussi par Beethoven, car il voulait terminer son dernier mouvement par un chœur, et donc faire de chacune de ses symphonies une Neuvième.

Tout cela fut balayé et le poème symphonique Totenfeier n’exista plus alors que comme premier mouvement de la symphonie Résurrection. Ainsi se trouve dénoué, au travers de l’histoire de ce poème symphonique qui aura dormi six ans sans pouvoir exister vraiment, un véritable nœud gordien psychanalytique pour ce "chercheur de Dieu ".

Totenfeier est en fait le mur têtu contre lequel s’est cogné Mahler pendant des années, car cette fulgurante marche funèbre n’allait nulle part. Mahler ne pouvait s’en échapper que par le ciel et la transcendance. Mais pendant la lourde germination de cette œuvre interpellant la mort, des signes se dressaient en 1889 Mahler perd sa mère, son père, et une de ses sœurs, avec toujours la même question qui le hante : Mort où est la victoire ?

Telle qu’elle est, cette partition est plus qu’une curiosité, car elle reste ainsi uniquement la simple prolongation de la première symphonie, elle piétine sans la libération finale, et sans réponses aux questions existentielles. Mais ainsi, elle est presque plus troublante que la symphonie qui suivra, car c’est une musique encore sans Dieu, ou pire un Dieu hanté, sans jugement dernier, en suspens dans sa quête et sa douleur.

Analyse du morceau

Ce mouvement sera révisé le 29 avril 1894 pour être incorporé à sa symphonie, mais sans doute peu retouché. L’orchestration de 1888 est plus légère que la version finale, et certains détails diffèrent, notamment le tempo. Mahler note dès 1888 la durée voulue pour ce poème : 20 minutes à 23 minutes.

Mahler, même après l’écriture complète et la représentation de sa deuxième symphonie le 13 décembre 1895, tenait encore à son ébauche et il dirigera encore ce poème symphonique de 1888 pendant quelques années encore. Elle reste le cœur de la symphonie à venir.

Ce poème symphonique donc de 1888 (Prague, 10 septembre 1888 dit la partition) avait d’abord été pensé plus ramassé, et en tout cas joué plus vite que l’usage actuel.

"Allegro Maestoso " plutôt que l’indication marquée " Maestoso ", et Mahler, d’après les témoignages, le jouait en vingt minutes, avec une rage et une tension surprenante.

Ce torse de la future symphonie se présente comme une marche funèbre, cinglante et obstinée, venant se cogner sans cesse au bocal du monde, sans trouver la fenêtre du haut. D’où les nombreux piétinements de violoncelles, les retours de thèmes, et surtout cette attente rageuse qui apparaît constamment. Véritable combat métaphysique où Mahler se heurte et combat avec l’ordre terrestre du monde, ce mouvement n’est pourtant qu’une forme de sonate modifiée. Mais dans cette vieille forme, dans cette arène si close, tous les combats avec l’ange sont possibles.

Du trémolo initial des cordes aiguës, au thème récurrent de la marche lourdement porté par les violoncelles et les contrebasses, c’est toute une musique du XIXe siècle que l’on enterre.

Audace et folle générosité, lyrisme éperdu des thèmes, sanglots de l’orchestre, poings rageurs des instruments, la musique devient un combat, un témoignage de la profonde angoisse de l’homme. Le décoratif et l’esthétisme, l’art même, tout cela meurt dans ce cri d’un jeune homme de 27 ans.

La vie était tragique, beaucoup le savaient déjà, la musique devient tragique, c’est Mahler qui nous l’apprend.

Et le cri qui retentit à la fin du mouvement, une immense échelle chromatique, dit simplement pourquoi sommes-nous volés du sens de notre vie ? Mahler croira trouver plus tard des réponses, ou bien il voudra y croire, s’arrêter enfin dans les brisures du doute.

Gil Pressnitzer