Gustav Mahler

Symphonie n° 3 en ré mineur, ou la voix de la nature en marche

Après les doutes, les combats et les tourments métaphysiques de la Première et de la Deuxième Symphonie, Mahler dénoue toutes ses contradictions, ses forces vives encore contenues par une œuvre - fleuve : la Troisième, qui va se dresser comme un immense hymne panthéiste à la nature : « Toute nature y trouve une voix pour raconter quelque chose que l’on ne devine qu’en rêve… ». Ainsi, à Steinbach, lieu de vacances dans les Alpes du Tyrol le compositeur d’été que sera toujours Mahler, élabore dans le creuset des bruits multiples de la nature environnante, une cathédrale païenne. Dès le mois de juin 1895, la frénésie créatrice s’empare de Mahler qui jamais plus ne composera aussi vite. Cela se conçoit car il porte déjà tellement en lui cet univers de fleurs, d’animaux, d’amour et de nuits emmêlés.
Tout cela explose dans cette œuvre symphonique, une des plus denses et touffues de la musique occidentale. Une des rares à s’interroger sur le devenir des choses et des êtres dans leur évolution. Mahler a longtemps voulu la nommer "Le gai savoir" d’après Nietzsche.

Cette musique va être la houle de la nature, avec ses bruits, sa fausse naïveté, ses collages, ses télescopages de sensations, son grand besoin d’éternité et de joie. Elle est prométhéenne, un défi aux dieux, par son ampleur et son incroyable dessein de vouloir créer un monde. Plus qu’une musique il s’agit d’une cosmogonie ! Elle semble un véritable hymne à l’évolution. "Et la terre éternellement refleurira" dira Mahler dans son Chant de la terre. Son panthéisme si fort ancré en lui, jaillit ici comme une prolifération cellulaire.

"Ce n’est presque plus de la musique, ce ne sont pour ainsi dire que des bruits de la Nature. Cela donne le frisson de voir comment la vie se dégage progressivement de la matière inanimée et pétrifiée… jusqu’à ce qu’elle se différencie de degré en degré dans des formes d’évolution toujours plus élevées : les fleurs, les animaux, l’homme, jusqu’au royaume des esprits, jusqu’aux "anges". (Lettre de Mahler à Nathalie)
Ces bruits de nature perçus physiologiquement en lui par Mahler, vont être cette odyssée de l’espèce et de la vie qu’est la Troisième Symphonie. Sorte de "2001 odyssée de l’espace", à lui. Immense crue musicale !

Et pourtant, elle est totalement maîtrisée : Mahler ne déviera pas de son projet initial, à part l’abandon du septième mouvement "Das Himmlische Leben" qui deviendra le final de sa symphonie en l’honneur de l’enfance pure et cruelle à la fois (la Quatrième) ; il a maintenu le cap dans tout le déferlement des sons assemblés. Les titres seuls disparaîtront, ils détourneraient l’auditeur de la musique, et d’autant plus que la musique à programme ne signifiait plus rien pour lui. Mahler a d’abord composé le second mouvement, puis le Scherzo ensuite le chant de Nietzsche, l’air de Wunderhorn et surtout l’immense océan de sentiments qu’est le final.
Écrit en dernier, il sera le portique d’entrée, "la base de la pyramide" disait Mahler. Le final reste la partie la plus inouïe de l’œuvre : réveil de l’été, réveil du dieu Pan peut-être. Lent dégel de la nature engourdie vers une profusion moléculaire de la vie.
Depuis les titres "Songe d’une nuit d’été", "Songe d’un matin d’été", "Pan s’éveille » c’est en fait la mise en place d’un acte de foi dans la fusion avec la Nature non pas romantique et consolatrice mais vivante, contradictoire avec ses beautés et ses vulgarités qui est clamé par un compositeur de 35 ans ! Il s’agit d’une incroyable poussée de fièvre créatrice, un volcan d’inspiration, que Mahler maîtrise à grand-peine, mais dont il sait orienter la coulée de lave.

Car quand il arrive en vacances dans la petite auberge de Steinbach am Attersee au début de l’été 1895, là où il a ses habitudes et ses rites dans sa petite cabane à composer, il sait ce qu’il va entreprendre. A sa très grande amie Natalie Bauer-Lechner il détaille son projet de composition :

1-Ce que me content les Rochers, qui deviendra "L’été fait son entrée", en passant par "L’arrivée de l’été" ou "L’éveil de Pan", et plus tard "le Cortège de Bacchus".
2-Ce que me content les Fleurs des champs
3-Ce que me content les Animaux de la Forêt
4-Ce que me conte la Nuit (puis l’Homme)
5-Ce que me conte le Coucou (remplacé par les Cloches du Matin puis par les Anges)
6-Ce que me conte l’Amour

Au titre du Finale, Mahler ajoutera plus tard comme sous-titre : "Père, vois mes blessures ! Ne laisse perdre aucune créature !"
Dans ce plan préétabli, Mahler avait conçu une étape ultime qui devait clore dans un envol dans la vie céleste son œuvre : ce septième mouvement, "Ce que me conte l’Enfant" n’était autre que le Lied La vie céleste (Das himmlische leben), composé trois ans plus tôt en 1892, et plus tard inséré dans la Quatrième Symphonie. Ceci devait être la fin de cette symphonie et des morceaux de son apparition existent dans le premier mouvement et surtout dans le cinquième mouvement qui ne peut se comprendre qu’au travers de ce morceau manquant.

Pourquoi Mahler l’a-t-il enlevé ?
Sans doute étant déjà donné la démesure de l’œuvre (aussi longue que la Passion selon Saint-Matthieu de Bach !) et aussi parce qu’après l’élévation par l’amour universel, cette partie à la fois enfantine et lumineusement ambiguë ne pouvait exister ainsi. Et la révélation du ciel à l’homme méritait au moins une autre symphonie !

Ainsi est mis en place l’échafaudage qui va mener aux différentes étapes de la Création, de l’extrêmement petit à l’universel, de l’immobilité des pierres au tournoiement des planètes et de l’amour et de la transcendance. Il est d’ailleurs important que l’immense coulée du premier mouvement, sorte de crue musicale fut composée en dernier.

Ce monde en ébullition qu’il va construire est tissé des conflits, des chocs et du chaos du monde même.

« Partout et toujours une musique n’est qu’un bruit de nature ». Mahler ne véhicule pas l’anecdote mais l’énergie motrice dans cette symphonie. Cette partition est une des rares tentatives réussies de vouloir créer un monde en même temps qu’un hommage à l’aspect hétéroclite discontinu et toujours en mouvement de ce qui nous entoure. Nous vivons la genèse car au-delà de la nature ce sont ses forces vives et profondes par Mahler libérées, depuis le chaos jusqu’au souffle ordonné. Il a composé une furie biologique qui emporte tout.

Bien sûr, Mahler met à bas pour cela toutes les formes du passé, forme sonate comprise, procède par grands blocs de matériaux en s’appuyant sur la variation continue. Il en était fier, exalté, croyant avoir enfermé toute la nature sauvage dans sa partition.

La voix se devrait d’être présente pour situer l’homme dans la nature mais l’appartenance au monde magique du "Cor merveilleux de l’enfant" est rompue. C’est vers Nietzsche, le panthéiste qu’il se tourne pour rendre palpable l’immensité de la douleur et de la nuit. Ce rapprochement avec le surhomme reprend le thème du héros déjà présent dans les deux premières symphonies et qui sera abattu dans la sixième. Il s’agit de la révélation de l’homme. L’homme et sa place dans les espaces infinis.

Mahler fut "un chercheur de Dieu", de dieux multiples et s’il se trouva plus tard dans l’anéantissement apaisé, dans l’éternité du chant de la terre, l’adagio conclusif de cette symphonie jette les bases de ce que Dagerman appela "notre besoin de consolation impossible à rassasier".

« Une œuvre de cette dimension, une œuvre qui reflète la création tout entière, on est, pour ainsi dire, un instrument dont joue l’univers », Mahler avait donc conscience de mettre en mouvement l’univers, de réaliser la musique des sphères.

Quelques balisages pour suivre ce « fleuve amazone » de la musique

Premier mouvement : immense, près de 30 minutes où la nature va se mettre en marche après une longue immobilité de pierre, depuis le gel des choses jusqu’au déferlement de la vie. Ce mouvement est construit par prolifération, par amplifications successives.
"J’ai aussitôt besoin d’une fanfare de régiment pour traduire le rude effet que produit mon martial compagnon (l’été), à son arrivée. Ce sera tout à fait comme la clique d’un village à la parade. Une foule s’agite autour, comme on n’en a jamais vu. Naturellement, cela ne se fait pas sans combat contre son adversaire, mais celui-ci est renversé facilement et avec impertinence ; l’été remporte bientôt la souveraineté incontestée par sa force et son pouvoir supérieur."

Ce déluge sonore qui emporte tout sur son passage est bien la nature qui s’éveille et se met en marche. Une inondation de notes et de rythmes entraîne tout sur son passage. Cette fanfare sauvage, celle du Dieu Pan, est une force de vie, une pulsion tellurique qui célèbre la vie et sa croissance organique.
"Dans l’introduction de ce mouvement, nous avons encore l’atmosphère d’un ardent midi d’été : pas un souffle, toute vie est suspendue, l’air gorgé de soleil tremble et vibre…
Entre-temps, la jeune vie enchaînée, luttant pour sa libération, gémit depuis l’abîme de la Nature inanimée et pétrifiée, jusqu’à ce qu’elle jaillisse finalement et triomphe au premier mouvement (marche) qui suit l’introduction". (Lettre de Mahler à Nathalie)
Apothéose aussi du traitement des cuivres qui sont les hérauts, et les héros de cette mise en marche de la vie.
Un cor de postillon donne une couleur unique à cette musique.

Deuxième mouvement : serein, presque naïf comme une enluminure avec soudain l’intrusion d’une terreur, primitive au milieu des balancements de fleurs. Et les choses se savent alors mortelles. Venant après la déferlante sonore du premier mouvement, Mahler déroule le tapis des fleurs des prés qu’il a devant sa petite cabane où il compose. Il s’agit très étrangement d’une forme désuète, le menuet.
Ce morceau, composé en premier, décrit l’émerveillement tendre devant les parterres de fleurs. Écrit d’une seule traite à Steinbach, il sent les herbages et les papillons.
"C’est la chose la plus insouciante que j’ai écrite, insouciante comme seules peuvent l’être les fleurs. Tout cela ondule et se balance en altitude, aussi légèrement et gracieusement que possible, comme les fleurs courbées sur leur tige dans le vent" (Lettre de Mahler à Nathalie)
Bien sûr on est chez Mahler et donc un vent d’orage passe tout à coup sur la prairie.
"Vent d’orage qui secoue feuilles et fleurs ; celles-ci se plaignent et gémissent sur leurs tiges, comme si elles suppliaient un royaume supérieur de les délivrer" (Lettre de Mahler à Nathalie).
Tout est ainsi dit, et aussi la présence en filigrane de ce " royaume supérieur", immanence qui semble attendre l’élévation de la matière vers l’homme et le divin.

Troisième mouvement : il repose sur le "Cor merveilleux", et reprend un très ancien lied de Mahler "Ablösung im Sommer" composé entre 1887 et 1890. Il décrit une lutte entre le coucou usurpateur du chant et le rossignol qui ne peut se faire entendre qu’à la mort de ce dernier.
Avec ironie et tendresse, il nous entraîne dans une "idylle" avec les moments suspendus du cor de postillon. Ce cor lointain écho des humains au milieu des animaux, présence menaçante ou poétique ?
Ces passages sont en état d’apesanteur et on ne les retrouvera que dans les passages de cloches de la sixième symphonie, eux aussi descriptifs d’une nature lointaine, mais présente. Commencé très simplement ce morceau devient vite complexe par l’ajout successif de matériaux hétérogènes. "Tout cela devient sérieux et grave" comme le note Mahler.
Mahler en dit ceci :" Ce scherzo, le morceau des animaux, est à la fois le plus bouffon et le plus tragique qui soit - comme seule la musique peut nous transporter mystérieusement d’un extrême à l’autre en un clin d’œil. C’est vraiment comme si la Nature entière y faisait des grimaces et tirait la langue. Mais il y a un humour panique si propre à donner le frisson que l’on est plus gagné par la terreur que par le rire."
Étrange morceau qui change si brusquement ses climats, que ce scherzo devient fantastique. Vers la fin tout retombe.

"C’est seulement vers la fin du mouvement des animaux que retombe l’ombre pesante de la Nature inanimée, de la matière encore non cristallisée et inorganique. Mais ici, cela représente plutôt une rechute dans les contrées inférieures et animales de l’être avant le bond puissant vers l’esprit dans la créature terrestre la plus élevée, l’homme." (Lettre de Mahler à Nathalie).

Quatrième mouvement : cet air du Zarathoustra de Nietzsche pour alto solo retentit comme un oracle, une mise en garde face aux mystères primordiaux de la nature. Déjà la très profonde nostalgie d’éternité, propre à Mahler, s’épanche ici douloureusement. Ce texte, unique irruption de poésie contemporaine dans la musique de Mahler dit ceci :

Chant de minuit

O homme prend garde !
Que dit le profond minuit
Je dormais !
D’un rêve profond je me suis réveillé !
le monde est profond !
Et plus profond que ne le croyait le jour !
O homme prend garde !
Profonde est sa douleur !
et plus profonde encore que la souffrance du coeur !
La douleur parle : passe !
Mais toute joie désire l’éternité -
Veut profonde, profonde éternité !

(traduction personnelle).

Ce court morceau d’éternité est la révélation de l’homme, par une sorte de méditation, une extase sur la nuit. Prière païenne étonnante, elle préfigure le Chant de la Terre et sa dissolution dans le silence. " Toute joie désire l’éternité", et cette éternité est tissée par le tendre et effrayé regard vers le monde endormi et sans fin. Musique immobile et vibrante à la fois.

Cinquième mouvement : l’humour propre à Mahler, lorsqu’il imaginait l’enfance et les anges s’exprime dans cette parabole pieuse à prendre au deuxième degré. La joie verte des chœurs d’enfants, la culpabilité de la voix d’alto sont un clin d’œil vers des anges bien espiègles. C’est le chant angélique des cloches du matin. Pêcheurs repentis et pardon, joie céleste et bonheur éternel, forment la trame psychologique. Les moyens mis en œuvre sont inouïs en musique : chœur d’enfants signifiant la pureté, cloches qui tintinnabulent, onomatopées…
Il faudra attendre Britten pour retrouver cette élévation légère, cette pureté de l’innocence absolue.

Sixième mouvement : « Ne laisse pas une âme se perdre » indique Mahler, ce final ample, envahissant, hypnotique, irradie une paix intérieure. Plus haut degré d’accomplissement, cet adagio est la mer toujours recommencée sur les vagues des cordes.
Toute l’orchestration de la symphonie est complètement changée. Les cordes envahissent tout et déferlent, sans le coloris des bois ou des cuivres.
C’est la mer originelle, rouleau après rouleau, qui va culminer dans l’extase et l’élévation de l’amour universel." Ce que me raconte Dieu" semble être sa signification. Avec le recul, ce climat chrétien nous apparaît plus sensuel que mystique, et l’amour charnel ne doit pas être occulté.
Longtemps seules les cordes laisseront l’orchestre en entier venir pérorer dans une triomphante tonalité de ré majeur.
Cet adagio, précurseur des autres fameux adagios du maître, est un moment intense qui va monter peu à peu en volutes vers l’accomplissement de la symphonie : l’amour universel. "Lentement. Posément. Avec sentiment", se déroule cet hymne. Pour une des premières fois dans l’histoire de la musique, une œuvre se termine par un long adagio.

Mahler considérait ce mouvement comme "le plus haut niveau de la structure", et allant vers "Dieu, ou si vous préférez, le Surhomme".

Calme et plénitude. « Elle est retrouvée, quoi ? L’éternité ».

Gil Pressnitzer