Gustav Mahler

Symphonie n° 4 en Sol majeur

Il était une fois l’enfance, conte de fées musical

La Quatrième, œuvre si mal accueillie à sa naissance, et maintenant si populaire, a toujours été chère et secrètement aimée par Mahler. Quelque temps avant sa mort, en 1911, il en révisait encore l’orchestration, allant vers toujours plus de légèreté et de transparence.
Il la dirigera souvent avec tendresse et sourire, heureux tout simplement.

Œuvre étrange, presque archaïque, hors des avancées titanesques de la seconde et, de la troisième, elle est en fait non pas une régression néoclassique : mais une ouverture apaisée vers la vie acceptée.

Lui, l’éternel marginal, l’être hors de son temps se réconcilie avec le monde, avec l’enfance, avec son enfance. Et son enfance ne fut point un vert paradis, d’ailleurs Mahler eut-il vraiment une enfance ?
Pris comme il l’était dans l’urgence de la pauvreté, la présence quotidienne de l’antisémitisme, avec la mort qui pleuvait sur lui. Ainsi, huit de ses frères sur les quatorze membres de sa famille, meurent soit en bas âge, soit de suicide. Entre l’horizon de la taverne de son père et la proximité des casernes, il rêvait plus d’être martyr que d’être un enfant plein de jouets.
Pour lui rapidement le survivant, l’aîné support de famille avant que d’être, la vie terrestre ne pouvait que s’opposer à la vie céleste.

C’est bien le thème de cette petite symphonie sans amertume apparente, mais qui oppose les innocents dans la lumière avec les souffrants dans les tumultes du monde.

Œuvre de lumière, la Quatrième ? Oui sans doute comme une enfance retrouvée, loin des orties du monde, mais se rappeler qu’en même temps, Mahler écrit sa musique la plus terrifiante, la plus noire, le lied Revelge. Et souvent planent des échos de danse macabre avec un violon satanique et désaccordé. Lumière et ombres des cauchemars d’enfant sont en fait entremêlés.
Et la seule maladie dont on ne guérit jamais est bien l’enfance.

Cette œuvre prend véritablement son essence en février 1892, après dix-huit mois de stérilité complète, et étonnamment elle n’est pas composée comme d’habitude pendant les vacances de Mahler mais dans les brumes et les cris de la mer, en plein milieu de la saison théâtrale de Hambourg. Il venait de découvrir le recueil du Cor merveilleux de l’enfant, compilation d’Arnim et Brentano. De ce choc naissent des humoresques, dont la cinquième est le lied D as himmlische Leben,qui donnera son sens final et son couronnement à la symphonie après déjà avoir irrigué sa Troisième symphonie.

Mais c’est véritablement en 1899, alors que Mahler occupe depuis deux ans le poste de directeur de l’Opéra de Vienne que Mahler se remet à cette composition. Il est revenu dans son Autriche et dans la ville de son adolescence.
Il avait rédigé pour lui-même une sorte de conducteur.
Ce matériau servira à la fois à la Troisième, à la Quatrième et à la Cinquième.

En juillet 1899, Mahler aborde la composition proprement dite de la Quatrième dans une station thermale assez sinistre à Alt-Aussee, du Salzkammergut. Pris dans les pièges de la pluie et du bruit extérieur, il ne peut laisser monter la sève des idées musicales qui le submergent. En quelques jours, il conçoit l’architecture de l’œuvre, mais ne peut la terminer car déjà se profile le retour à Vienne. Et comme souvent chez lui, c’est au milieu du flot de musique qui sourd en lui qu’il doit abandonner son enfant musical. Il le met dans un tiroir de son bureau à Vienne, tout emmailloté de ses esquisses et de ses rêves interrompus.

L’année suivante, en 1900, Mahler trouve un lieu propice, Maiernigg, en Carinthie. En attendant l’achèvement de sa villa, Mahler s’est déjà fait construire en pleine forêt, un «Häuschen» réservé à la composition. Bien sûr comme d’habitude il est tourmenté: doutes et stérilité, agression de la «barbarie du monde extérieur » avec ces bruits qui le transpercent et le crucifient. Et pourtant le déclic se produit, il retrouve la source claire qui dormait dans ses esquisses et termine en trois semaines, le 6 août 1900 exactement, son œuvre.

Il en était fier, il l’aimera toujours.

Point de programme explicatif dorénavant, la musique de la Quatrième doit se suffire à elle-même. Il refuse les béquilles romantiques des titres et des sous-titres.
Plus tard encore, il comparera l’ouvrage à un «tableau primitif sur fond or» et précisera à propos du Finale : «Lorsque l’homme, émerveillé mais dérouté, demande ce que tout cela signifie, l’enfant répond dans le quatrième mouvement : "Telle est la vie céleste !"».

Nous avons rappelé que cette œuvre avait été finalisée à Maiernigg au milieu des fleurs et des oiseaux, mais aussi de la mort qui faillit l’emporter à la fin de la composition, par ces graves crises d’hémorragies internes qui le cernaient et ruisselaient à l’intérieur de lui.
C’est donc un adieu aux fleuves tumultueux du romantisme. Mahler déroule un monde enchanté, beau et terrifiant comme dans toutes les histoires pour enfants. Un jardin féerique s’ouvre mais avec ses terreurs tapies dans l’ombre.

Et, d’ailleurs à propos d’histoires pour enfants, qui racontera un jour celles, toutes celles, que Mahler allait dire tous les matins à Putzi (Maria-Anna), sa fille tellement aimée. Dans avec un langage inventé, compris que par eux deux seuls, barbouillés de confiture et d’au-delà, ils s’enfermaient pour un long voyage imaginaire que personne ne comprendra jamais.
Jamais, d’ailleurs il ne se consolera de la mort atroce de sa fille.

Mahler et l’enfance, ses joies imaginées, son pays de Cocagne rêvé et presque accessible, sa cruauté latente, son ironie qui le protège et surtout l’image de sa mère qui plane sur tout l’adagio et dont il voyait réellement le visage au travers de la musique, tout cela est la Quatrième de Mahler.

«Peinture primitive sur fond d’or » dira-t-il. Avec ses grelots, ses dorures, Mahler a peint une icône musical faussement naïve, merveilleusement désaltérante pour nos soifs de consolation.
Ce côté enfantin de Mahler, qui veut la fois faire sourire tendrement et grincer des dents, cette symphonie le porte avec ses formes simples apparemment classiques, mais derrière, il y a des vertiges, une virtuosité presque inquiétante, des subtilités d’ailleurs « là retrouvées dans un pays d’enfance» et ce sera comme dans cette autre vie.

La plus proche semble-t-il de l’univers pictural de son époque (Klimt), cette musique est une mosaïque sonore à double lecture : à l’apparence débonnaire d’un hommage à Haydn et Schubert, se substitue un univers de variations, de formes changeantes sans cesse, de cabrioles musicales. On est de l’autre côté du miroir.

Humoresque, telle que l’a voulue Mahler, cette symphonie tente l’impossible : rendre une histoire du bleu:

J’ai voulu rendre le bleu uniforme du ciel. Parfois cela s’assombrit, devient effrayant et fantastique sans que le ciel ne bouge, mais c’est cela même qui nous fait subitement peur, une terreur panique, nous saisit au milieu du plus beau.

Ainsi parle Mahler de sa symphonie qui ose au cœur de sa fontaine de joie, d’allégresse, faire entendre le violon désaccordé de la mort.

Humour face à la mort aux aguets, naïveté face au grand bleu d’un certain paradis.
Œuvre non pas légère mais immatérielle, la Quatrième s’avance à reculons vers le lied terminal, petit coin de paradis ironique.

Formes simples en apparence pour un orchestre très simplifié.

« Premier mouvement en forme sonate avec un premier et un second thème, Scherzo et deux trios, andante aux variations et finale avec voix ».
Cette présentation en forme de boutade de Mahler donne pourtant l’ossature de cette œuvre, mais elle ne décrit pas la magie qui surgit dès le premier grelot quand s’avancent les traîneaux de nos enfances, la neige des souvenirs et le crissement du temps qui passe.
Orchestration diaphane et aérienne pour cette œuvre dont la signification est expliquée ainsi par le compositeur :

« Premier mouvement à l’atmosphère hésitante pour décrire le monde comme éternel, scherzo sorte de danse macabre ironique où la mort est plutôt dérision que néant, adagio qui est en fait un sourire, une paix solennelle et chaleureuse où l’intense douleur s’entrecroise à une gaieté ».
Mahler avoua bien plus tard avoir composé ce morceau en pensant au visage de sa mère, à son sourire triste et profond.

Dans le dernier mouvement, l’enfant donne les clés du conte.
Quand l’homme perdu dans son cheminement spirituel s’interroge, l’enfant répond : « c’est la vie céleste! ». Cette vie céleste pleine de plumes de malice et de mysticisme profond.
Tout est tête en bas, pieds en l’air, tout à coup on perçoit l’autre côté de la lune.

Ainsi, derrière le classicisme de cette musique, il y a bien une morale.
Halte de paix et d’innocence, rappelons que ce fut l’offrande de mariage à Alma. Pour comprendre cette symphonie, il faut accepter de changer de point de vue, car il s’agit du regard d’un enfant sur le monde : impatience et crainte du monde terrestre avec la mort en sourdine, émerveillement devant le paradis qui devient lieu d’espièglerie et de goinfrerie.

On peut constater que le père est totalement absent de cette musique.

Sur les moyens musicaux, il faut simplement signaler l’importance du contrepoint, la texture d’orchestre de chambre dans tous ses raffinements, les procédés cycliques employés pour rappeler les thèmes entre mouvements mais aussi entre symphonies : la fanfare pathétique de l’entrée de la 5e est déjà là !
L’orchestration est stupéfiante. «On dirait que la symphonie des jouets s’élargit aux dimensions d’un vaste royaume imaginaire». (Adorno).

L’instinct destructeur des enfants est rendu par la perversion des dissonances, le son de casseroles des flûtes et des grelots, les tambours de gosses qui semblent jouer à saute-mouton dans toute l’œuvre.
Mosaïque de comptines imaginaires, nous sommes dans une mémoire de paradis à parfum de fête foraine.
Nous sommes entraînés dans l’étrangeté du royaume des enfants, du Neverland, et dont il ne faudrait jamais revenir.

Pardonnons aux éminents crétins, Debussy en tête, qui conspuèrent «cette musique de Moulin-Rouge» lors de son exécution à Paris. Cette œuvre, sorte de divertissement apparent, ne révèle sa richesse que si l’on n’oublie pas sa profonde nostalgie, son adieu à un temps d’innocence.
Œuvre viennoise aussi avec sa douce perversité, sa «gaieté irraisonnée et déraisonnable», son immense tendresse, elle reste le jardin secret de la musique de Mahler, celui où l’on revient souvent pousser la porte pour rêver.

« En composant cette Quatrième, Mahler a voulu proposer à ses contemporains une œuvre plus courte et plus abordable que les symphonies antérieures. C’est volontairement qu’il s’est privé d’un vaste effectif orchestral et en particulier des trombones, et s’est efforcé de faire régner partout la clarté, l’économie, la transparence qu’exigeait évidemment le "sujet" de l’ouvrage ». (Henry-Louis De la Grange).

Quatrième Symphonie en quatre mouvements

1. Bedächtig. Nicht eilen. Recht gemächlich.
2. In gemächliger Bewegung. Ohne hast.
3. Ruhevoll (Poco adagio).
4. Sehr behaglich. [das Himmlische Leben]
.

1 - Bedächtig. Nicht eilen. Recht gemächlich (circonspect sans se presser)

Sons de grelots et staccato des flûtes ouvrent le livre de contes de façon hésitante.
« Cela débute comme si l’on ne savait pas compter jusqu’à trois, puis se transforme en un grand un, et finit vertigineusement en des millions et plus que des millions ». Mahler décrit ainsi son utilisation de la forme sonate qu’il fait semblant de respecter à la lettre mais où le principe des variations ainsi que le principe d’évolution parsemé de courts éléments entraîne toute une ramification sonore à partir d’éléments modestes.
Le premier thème sucré est confié aux violons, le second, plus enjoué, appartient aux violoncelles. Des jeux de timbre entre hautbois et basson puis entre cordes aiguës et graves ensoleillent le long développement.
Un nouveau thème présenté par les flûtes servira de support pour un éclat de trompettes.
Le retour des grelots et des flûtes annoncent celui des thèmes et une coda effrontée clôt le mouvement.

2 - In gemächliger Bewegung. Ohne hast. (modéré sans hâte)

Un scherzo avec trio en forme de danse autrichienne (ländler) apporte l’élément fantastique comme il sied à tous les contes. Après l’introduction du cor solo, le violon désaccordé (chacune des cordes en est élevée d’un ton entier) pour le rapprocher des sonorités d’une vielle mène une danse macabre semblant issue de fresques de jugement dernier telles que l’on en voit dans certaines églises. Cette irruption du médiéval semble à la fois jouer à nous faire peur mais aussi nous parler de la brièveté des choses. «Freund Hain, le violoneux, joue pour la danse; la mort gratte bizarrement son violon et nous mène là-haut vers le ciel», avait écrit Mahler.

3 - Adagio - Ruhevoll (Poco adagio). (tranquille)

Ce mouvement est l’apogée du monde mahlérien, il est presque sacré, par sa hauteur d’âme. Mahler disait de ce mouvement «qu’il rit et pleure tout à la fois». La longue mélodie retrouve, dépouillée de tout pathos, cette même quiétude d’une patrie heureuse, «soulagée de la souffrance de la limite», écrit Adorno.
Ce miracle musical fait de nostalgie immense, de sérénité, d’insondable profondeur est à la fois étrangement immobile et brusquement ouvre les portes du Paradis, pas celui des bienheureux mais celui en carton-pâte et barbe à papa des enfants.

Miracle disais-je, que de savoir avec une complexité immense rendre toute la naïveté du monde.
Entièrement bâti en des variations alternées à partir d’une mélodie déjà venue d’ailleurs, comme un éclat de lune, ce mouvement est posé sur un tapis obstiné de contrebasses jouant des basses pincées.
L’orchestre se déchire pour laisser apparaître une vision de paradis, martelée par les timbales. Puis, tout s’éteint sur des harmoniques irréels des violons appuyés par les flûtes.
De cet Adagio, dont la mélodie est à la fois «divinement gaie et infiniment triste», il dira plus tard (1901) :
C’est Sainte-Ursule elle-même, la plus sérieuse de toutes les Saintes, qui règne sur cette haute sphère de gaieté. Son sourire ressemble à celui des gisants, de ces prélats ou de ces chevaliers que l’on voit dans les églises sur les tombes anciennes, les mains croisées sur la poitrine, avec cette expression sereine et douce de ceux qui ont conquis la suprême félicité. Une paix sacrée, solennelle, une gaieté sérieuse et tendre, tel est le caractère de ce mouvement qui a aussi des moments de tristesse profonde, comparables, si vous le voulez, à des réminiscences de la vie terrestre, et d’autres où la gaieté devient vivacité expansive.Parfois en composant cet Adagio, Mahler a aperçu le visage de sa propre mère, «souriant à travers les larmes», elle qui savait «racheter toutes les souffrances par l’amour».

4 - Sehr behaglich. [das Himmlische Leben]. (la vie céleste)

Aucune musique sur terre n’est comparable à la nôtre, dit le texte. Ce lied pour soprano à la voix enfantine doit jouer avec l’orchestre en racontant les joyeuses tribulations du paradis.
Mahler recommande d’ailleurs au soprano solo «une expression joyeuse et enfantine, tout à fait dépourvue de parodie. Ce temps de l’innocence».
Tirés d’un lied de 1892 La Vie Céleste, les couplets, chantés en quatre strophes, sont séparés par des interludes instrumentaux basés sur les grelots du premier mouvement, et ils apportent une joyeuse bousculade, une bagarre de polochons avec toutes les plumes qui retombent.
Ronde des anges, fête et pays de cocagne avec pain et sacrifice d’animaux font alterner danse sereine et cabrioles. Mais, à la fin, s’élève, et tout alors devient suspendu, bouleversant et apaisé, le chant des anges qui s’évanouit dans la béatitude, dans l’irréel, dans l’effacement de la buée du bonheur. La coda est déjà de la musique des anges.

« La lumineuse, la rayonnante, la divine coda en mi-majeur, musique céleste s’il en fut jamais, nous laisse entièrement convaincus qu’aucune musique terrestre ne se peut comparer à la musique des hautes sphères. Elle nous apprend aussi que les âmes tourmentées et divisées comme celle de Mahler, que les êtres qui, comme lui, ont voulu assumer pleinement dans leur vie et dans leur art les frustrations, les crève-cœurs, les tragédies de la condition humaine, ainsi que ses doutes, ses incertitudes et ses ambiguïtés, peuvent eux aussi avoir accès au Royaume du Ciel ».
Cette merveilleuse conclusion du très grand Henry-Louis de La Grange, comme les étoiles nous incitent à nous incliner.

Si tout cela n’était qu’un rêve ?
Il était une fois l’enfance.

Gil Pressnitzer

Textes du lied final (traduction personnelle)

Nous profitons des joies célestes
aussi nous nous séparons des choses terrestres
Dans le ciel on n’entend pas
le tumulte du quotidien du monde !
Tout vit dans le plus grand calme.
Nous menons une vie d’ange
pourtant nous débordons de gaieté
nous dansons et sautons,
gambadons et chantons,
Saint-Pierre dans les cieux nous regarde
.

Saint-Jean libère l’agneau,
le boucher Hérode le guette.
Nous menons un agneau patient,
innocent, patient, adorable à la mort.
Saint Luc tue le bœuf
sans le moindre remords ou attention.
le vin ne coûte pas un sou
dans les caves du ciel,
les anges eux font le pain
.

De très bonnes herbes de toutes sortes
poussent dans le jardin céleste,
Bonnes asperges, fèves
et tout ce que nous désirons.
Des lampées entières sont préparées pour nous.
Bonnes pommes, bonnes poires et bons raisins
les jardiniers nous autorisent tout.
Veux-tu du chevreuil, du lièvre ?
Ils courent vers nous
dans les rues ouvertes !

Y aurait-il un jour de jeûne,
tous les poissons nagent joyeusement vers nous !
Saint-Pierre accourt déjà
dans l’étang céleste
avec filet et appâts.
Sainte Marthe sera la cuisinière
.

Sur terre il n’est aucune musique
qui puisse égaler la nôtre.
Onze mille vierges
osent se mettre à danser.
Sainte Ursule elle-même en rit.
Cécile et ses proches
sont d’excellents musiciens de cour !
Les voix des anges
réconfortent les sens
pour que tout s’éveille à la joie !