Gustav Mahler

Symphonie n° 10

Message d’outre-tombe

La vie n’est pas une tentative d’aimer, elle en est l’unique essai.
(Pascal Quignard)

La Dixième symphonie de Mahler est plus qu’une œuvre posthume, elle semble provenir d’outre-tombe, avec tous les lambeaux de douleur encore accrochés à elle. Tout le poids d’une vie brisée.
Ceci la différencie de la seule œuvre qui puisse lui être rapprochée en tant que manuscrit incomplet et restitué par des mains pieuses, le Requiem de Mozart.
Si peu de la musique redonnée par ces tentatives de résurrection musicale sont véritablement du compositeur lui-même. Et pourtant le pouvoir émotionnel est intense, surtout pour Mahler quand on pressent les nouveaux chemins qu’il entreprenait.
Autant prophétique que testamentaire cette œuvre ultime nous bouleverse.

Sur la tombe, Mahler a voulu que soient gravés son nom et cette inscription : "Ceux qui viendront me voir sauront qui je suis, les autres n’ont pas besoin de le savoir".
La tombe de Mahler est aussi dans sa Dixième symphonie, et alors nous savons qui il était.

Approcher la Dixième Symphonie de Mahler est intimidant, non pas seulement parce qu’elle est une œuvre fantôme resurgie au milieu des années 1960, mais surtout parce qu’il semble indécent de se pencher sur ce puits de douleurs intimes du compositeur, lui qui nous a appris l’universel et l’éternité. Mahler aura fait autant de sa musique que de sa vie le seul moyen d’être présent au monde, sa seule tentative, d’ailleurs réussie, d’aimer et de faire aimer. Schoenberg, pourtant sec et avare au niveau émotif, l’appelait le Saint et ceux qui ont accès à sa musique en ressortent changés.
En effet souvent la musique de Mahler, et plus précisément la Dixième, est du feu offert en partage, un véritable acte spirituel et en tout cas une mise à nu. Musique aussi témoignage de son temps, elle préfigure dans son chaos même le chaos à venir, celui des futurs charniers.

« Dans l’amande - qu’est-ce qui est dans l’amande ?
Le néant
C’est ce néant qui est et se tient dans l’amande.
Il est là et continue d’être… ».
(Paul Celan)

Mahler aura donné son nom au monde et sa symphonie ultime sera cette amande.

La musique de Mahler a cette particularité, qui fait son originalité, qu’elle est à la fois immédiatement en nous, et aussi ailleurs, car elle met en avant plus le signifiant que les signes.
Mahler voulait donner un sens à sa musique et, avec son pessimisme actif, aller vers ses frères humains, autant pour les consoler que pour les éclairer sur leur condition. Il y a du Dostoïevski en lui, beaucoup de Prométhée et sa musique devient christique, mais sans espoir. Pour lui, il n’y a pas de différence entre sa musique et son amour de l’humanité, son œuvre est autant compassion qu’élévation. Celan disait qu’un poème n’est jamais qu’une poignée de mains, ainsi en est-il de la musique de Mahler.

Parlons un peu de cette Dixième, écrite avec son sang, elle se situe à un jet de pierre de l’abîme et de son propre néant. Elle commence par une plainte infinie et se clôt comme « un silence cuit comme l’or entre des mains carbonisées, carbonisées » (Celan). Et pendant les mouvements intermédiaires Mahler se livre à une "destruction " des sons et de la musique de son temps.
Quand Mahler meurt le 18 mai 1911 Vienne, dans un orage épouvantable et avec pour dernier mot « Mozart », tout le monde croit son œuvre close avec l’immense triomphe de la Huitième à Munich le 12 septembre 1910, dont la création sonnait comme la mise au tombeau de la culture européenne. Après aucune note de Mahler ne retentit plus de son vivant. Il s’effaçait au monde, ayant perdu ses espérances mystiques et sa foi dans l’humanisme.
Le diagnostic d’une très grave maladie cardiaque, la perte de ses repères à Vienne, son exil à New York, changent profondément son regard sur la vie. Il se croit sans doute avec peu d’années à vivre, il doit réapprendre le sens de sa destinée. Il va vers la célébration de la beauté éternelle du monde, l’acceptation, d’abord combattue véhémentement, puis résignée du néant. Peu de gens connaissent alors sa transformation intérieure et en reste au compositeur créateur de mondes. On croit qu’il s’est tu.
Pourtant Bruno Walter devait révéler deux œuvres parfaitement accomplies et semblait-il testamentaires : Le Chant de la Terre (1908) et l’effrayante Neuvième (1909).
Tout semblait accompli et tout était dit et nous n’aurions jamais dû connaître la moindre note supplémentaire de Mahler quand, 13 ans après sa mort en 1923, Alma sa veuve publie, malgré la volonté expresse du compositeur, le fac-similé de la partition. Des lambeaux de musique venus d’outre-tombe : la « Dixième ». « Il est aujourd’hui de mon devoir de révéler au monde les dernières pensées du maître » écrit-elle en-tête de la partition. Et ce malgré les protestations véhémentes de Theodor Adorno, de Bruno Walter et d’Erwin Ratz, qui s’opposaient à l’achèvement de la symphonie par une autre main. Si grand était leur amour pour la musique de Mahler, qu’ils ne pouvaient tolérer le moindre sacrilège.

L’état d’inachèvement de la partition, dont seul l’Adagio introductif et le Scherzo « Purgatio » avaient été quasiment menés au bout par Mahler, aurait dû dissuader Alma de toute communication. Mais poussée par un fort sentiment de culpabilité vis-à-vis de Mahler. Sa trahison amoureuse avait empêché Mahler de poursuivre sa composition : consultation de Freud en 1910, profond désespoir aussi pendant toute la dernière année de sa vie, brisure de sa personnalité…

Mais aussi une fierté orgueilleuse de se présenter, aux travers des mots jetés par Mahler dans sa partition, comme l’être adoré et maintenant la veuve modèle, tout cela a déterminé Alma à lancer cette bouteille à la mer. Dans le manuscrit l’on peut en effet lire les mots : "Vivre pour toi mourir pour toi !", "Alma à toi pour toujours", "Toi seule peut comprendre", mais aussi "La mort arrive", « Purgatio », "Le diable danse avec moi", "Détruis-moi pour que j’oublie que j’existe ! "Pitié ! ô Dieu ! ô Dieu ! Pourquoi m’as tu abandonné ?", et sur la page de garde du Scherzo"Folie, saisis le maudit que je suis ! détruits moi avant que j’oublie que j existe, que je cesse d’être…" et dans le Finale "Pour toi vivre, pour toi mourir, Almschi !"...

La partition est griffée de ces cris de douleur, de ces saignements, de ces aveux, de ces mots d’amour. Mahler semble vouloir s’anéantir devant celle qu’il a perdue, qu’il a soumis à son autoritarisme de compositeur.

Cela devient presque du voyeurisme de dérober ces phrases en sang. Mais finalement merci à Alma !
Un second fac-similé de manuscrit fut publié en 1967 à Munich. Cette édition incluait un matériau nouveau important pour le second mouvement. Depuis lors, au moins cinq nouvelles pages ont fait surface dans des bibliothèques et des collections privées.
Le manuscrit autographe est réparti en cinq classeurs écrits à l’encre bleue et comprenant 171 pages. Mahler a indiqué en chiffres romains l’ordre des pages, et les titres simples à l’encre noire.
En composant, Mahler avait l’habitude de jeter certaines de ses idées sur le papier. puis d’esquisser une "partition condensé" généralement rédigée sur quatre portées. Ce sont ces sortes de notes en sténo qui ont permis le travail des musicologues.

"Sous cette forme, chacun des cinq mouvements de la Dixième est substantiellement complet. Toutes les idées musicales de la symphonie et leur développement sont écrits en entier, les quatre portées constituant une sorte de squelette « en sténo » destiné à être développé verticalement pour donner la partition orchestrale d’ensemble. Dans celle-ci, Mahler aurait parachevé le contrepoint, le support harmonique et l’orchestration pour obtenir la texture souhaitée. Il avait déjà commencé à donner forme à ses idées en notant d’importants détails d’orchestration dans la partition condensée. Quelques pages nous montrent l’évolution de son travail, comme par exemple la toute fin de la symphonie, qui existe en deux versions différant surtout par leur tonalité".

Toujours est-il que là commencent les controverses et les tentatives de rendre exécutable cette musique, qui est tout autant un tombeau pour Alma qu’un tombeau pour Mahler à bout de vie. En 1924. une révision est effectuée par Ernst Krenek, alors marié à la fille de Mahler, Anna, pour les deux mouvements accomplis de la partition. Cette démarche est maintenant admise par tous. Ensuite commence la course folle des musicologues, devant la démission des musiciens, afin de terminer l’œuvre. Ainsi Schönberg, le plus apte, se dérobe puis bien d’autres dont Zemlinsky, Chostakovitch, Pierre Boulez, qui nous répétait lors de sa dernière venue à Toulouse son aversion pour les "versions exécutables" : "Ce n’est pas du Mahler, cela ne sonne pas comme du Mahler, c’est trop pauvre !"

Et c’est bien le drame que ce torse éblouissant soit tombé, non pas aux mains des musiciens, mais des musicologues : Remo Mazzetti, Clinton Carpenter, Berthold Goldschmidt, Erwin Ratz, et enfin Deryck Cooke. Lors du centenaire de la naissance de Mahler, date de la véritable renaissance de son œuvre, Deryck Cooke donna une version exécutable pour la BBC des cinq mouvements de la symphonie. Cette diffusion aurait dû rester unique, car Alma, suite aux pressions de Bruno Walter, interdit immédiatement toute autre exécution sans l’avoir entendue. Puis elle se ravisa en 1963, un an avant sa mort, après une écoute de la bande radio qui la bouleversa. Elle finalement donna son accord et fournit même de nouveaux matériaux (quarante-quatre pages !) juste avant sa mort. Depuis deux autres versions en 1964 et 1972 ont terminé le travail scrupuleux mais scolaire de Deryck Cooke qui, honnêtement, avait intitulé son travail : "une version de concert de l’esquisse de la Dixième Symphonie de Gustav Mahler". La publication eut lieu en 1976 et Cooke mourut peu après. Comment juger cette Dixième ainsi vêtue ? L’Adagio et le Purgatio sont du pur Mahler, le reste semble bien émacié. Mais rien que pour le plus beau thème jamais écrit par Mahler dans le Finale, thème à la flûte, et ces coups de grosses caisses sombres comme la mort, la transgression se justifie.

Quelques mots encore sur cette débâcle que fût la dernière année de la vie de Mahler. Car sa vie est passée alors dans son œuvre.

Genèse de la conception de la Dixième

Après les coups du destin lors de l’année noire de 1907, Mahler avait cru exorciser ses douleurs et son rapport au monde en terminant, sans jamais les entendre, le Chant de la Terre et la Neuvième. En paix avec le monde, malgré les mesquineries de Toscanini à New York, Mahler voulait être enfin un compositeur à plein-temps et réfléchissait sur de nouvelles avancées musicales. Il met en chantier dès 1909 la Dixième, qu’il veut dégager des angoisses terrestres. Il n’a pas cinquante ans et il pense avoir trouvé quelque paix.
Au niveau familial après la perte de sa fille, et l’exil doré en Amérique il pense entreprendre une nouvelle vie. Et pour ses étés il avait un nouveau repère dans le Tyrol à Toblach après avoir vendu sa villa de Maiernigg depuis 1907. Il composait dans une petite cabane uniquement meublée d’un piano droit, d’une table et d’une chaise avec de l’encre et du papier et l’édition des œuvres de Bach. Il croyait avoir trouvé la sérénité et la composition de la Dixième devait être une tout autre musique que celle que nous connaissons maintenant
car le drame était passé par là, et Mahler réécrivit cette œuvre au prisme de cette révélation tragique: le début d’une liaison entre Alma et le jeune architecte Walter Gropius.
Alma avait été malade pendant l’été 1910, et toujours sous le choc de la mort de sa fille dont elle faisait porter une partie de la responsabilité à Mahler qui avait bravé le destin par ses œuvres prémonitoires comme Les chants des enfants morts. Le médecin de Mahler lui avait prescrit une cure thermale. Gustav l’emmena à Tobelbad, près de Graz.
Il rentra seul à Toblach, et règle ses affaires d’édition et de contrat. Il retrouve même la joie de composer.
A Tobelbad, Alma qui se souvint de sa jeunesse papillonnante à Vienne, et qui se voyait vieillir et ne plus séduire, tomba amoureuse du jeune et séduisant architecte Walter Gropius. Ce fut un amour d’été dont Alma ne pensait pas poursuivre sans doute. Mais une fois Alma rentrée à Toblach, Gropius lui écrivit une lettre d’amour, mais elle fut adressée à Gustav. Certainement pas par erreur, mais par fierté du jeune coq voulant humilier l’ancien directeur de l’Opéra de Vienne.
Mahler fut terrassé car il ne pouvait concevoir Alma infidèle et secrète.
Gropius vint à Toblach en secret et Alma le découvrit.
Mahler convoqua Gropius et le laissa seul avec Alma à qui il demanda humblement de choisir de partir ou de rester.
Celle-ci lui dit ; « Je ne te quitterai pas. » Mais, elle ne quitta pas Gropius non plus sans le dire à Mahler.
Prêt à tout pour sauver son couple, Mahler se rendit en Hollande pour y consulter Sigmund Freud. Puis ce furent les préparatifs et la création de la Symphonie 8 à Munich, la seule dédiée à Alma. Car Mahler conclut à sa propre et totale culpabilité dans cette histoire. Il s’en voulait d’avoir négligé et "enfermée", Alma dans un rôle de femme de compositeur au foyer. Il en vint à magnifier les petites compositions d’Alma, pris par une nouvelle passion dévorante. Celle-ci en profita d’abord pour rejoindre Gropius à Munich, et aussi de se venger de Mahler, l’accablant d’amers reproches.
Brisé et n’ayant esquissé que la moitié de l’orchestration de sa nouvelle symphonie, Mahler entama une nouvelle saison de concerts en Amérique. Il n’était pas l’homme prêt à mourir que l’on décrit parfois, mais un homme submergé de travail et de projets.
C’est là qu’il contracta une grave infection en janvier 1911. Alors il rentra à Vienne, se sachant condamné, pour la dernière fois, mais sans la Symphonie 10 achevée.

Ainsi la réalité le rattrape et le dernier rempart contre sa propre dislocation se brise : Alma le trompe et son couple s’effondre. Cette vengeance d’une épouse au foyer, une femme qui est sa cadette de près de vingt ans, d’une compositrice ratée, se fait par le truchement d’un jeune homme ambitieux Walter Gropius, et la mante religieuse se révélera plus tard pour sauver sa jeunesse vieillissante (Kokoschka, Werfel…).
Mahler ne s’en remettra pas de ce coup de couteau porté par une femme qui est sa cadette de près de vingt ans et qu’il avait considéré comme sa chose, paternellement,
Le manuscrit de la Dixième en porte la trace douloureuse, autant avec de l’encre qu’avec son sang. À travers les exclamations inscrites par le compositeur en plusieurs endroits de la partition, on peut suivre le journal intime d’un naufrage. Cette crise profonde a une marque indélébile sur cette musique qu’elle aura transformée totalement.

"Toi tu apprends à tes mains à dormir (Celan)", et Mahler luttera très peu contre la septicémie qui l’emportera et voudra s’endormir à jamais, lui, ses mains et sa musique.
De ces tumultes et ses cris de douleur, de cette crise qui va le miner jusqu’à l’anéantissement, nous ait parvenu cette œuvre presque d’outre-tombe, longtemps inconnue de tous.

Quelques-unes des intimes de Mahler, et en particulier Bruno Walter, affirment qu’il a exigé avant de mourir la destruction des esquisses. C’est sans doute vrai, quoique Mahler ait aussi dit le contraire, "le monde pouvait en faire ce qu’il voudrait. »
Pourtant on doit une véritable reconnaissance à Alma Mahler (Bruno Walter le reconnaîtra lui-même plus tard) de n’avoir pas respecté le désir de son époux. Car lorsqu’en 1924, elle autorise l’éditeur viennois Paul Zsolnay à publier le fac-similé du manuscrit de la Dixième, le monde musical découvre avec surprise que l’ultime symphonie de Mahler a été entièrement esquissée.

Les restes de la Dixième

Énigme et défi pour les musicologues, reconstituée comme un squelette d’animal disparu, à partir des esquisses et du fac-similé, la structure de l’œuvre voulue par Mahler est la suivante, en cinq mouvements, alors qu’elle fut un temps imaginée en deux mouvements seulement :

I-Adagio
II-Scherzo. Schnelle Vierteln
III-Purgatio. Allegretto moderato
IV-Scherzo Allegro pesante
V- Finale

En somme une structure proche de la Neuvième et encore plus de sa septième symphonie. Deux mouvements lents encadrant deux Scherzi qui encadrent eux-mêmes un Allegretto moderato intitulé "Purgatorio" en rapport à ce que vivait Mahler dans sa vie privée.
Seul l’adagio est considéré comme authentique par les purs mahlériens, dont Boulez et Bernstein qui ont toujours refusé de jouer les autres parties complétées. Pourtant si l’orchestration véritable de Mahler nous restera inconnue, il reste la beauté des thèmes et leur organisation qui font de cette œuvre un monument intense :
"La musique de Mahler quand on l’entend, même à l’état fruste, non encore polie, a tant de poids, de force et de beauté qu’elle rejette dans l’insignifiance les flottements passagers de la notation, et l’occasionnel pastiche de remplissage… Après tout, la ligne thématique tout au long et quelque chose comme 90‰ du contrepoint et de l’harmonie sont du Mahler de cru et même de grand cru". (Deryck Cooke)

La version "exécutable" la plus répandue a été réalisée par Deryck Cooke (avec l’aide de Berthold Goldschmidt) sur une période de trois décennies, en trois versions. Cooke connaissait comme nul autre l’œuvre symphonique de Mahler, ce qui lui a servi au moment de concevoir le contrepoint et l’orchestration. Certes Mahler aurait révisé l’œuvre au moment de l’orchestration (tâche que le compositeur a différée pour apporter des corrections à sa Neuvième Symphonie à l’hiver de 1910-1911), il nous reste ce fantôme passionnant.

I. Premier mouvement, Adagio

Sur le manuscrit il s’agit de la partie presque totalement orchestrée par Mahler.
Ce long Adagio a souvent été qualifié de musique d’une beauté supra-terrestre avec ces plus de vingt minutes de sanglots étouffés. La forme en est comparable au premier mouvement de sa Neuvième symphonie. Ici les altos ont un rôle majeur.
Sans aucune préparation la musique commence comme si elle ne s’était jamais tue, ou si elle n’avait de cesse de parler vite encore une dernière fois. Et elle semble d’abord poser une question. Les élévations brusques vers des dissonances, glacent l’auditeur. Les crispations des cordes aiguës vont vers les rives des fleuves de la mort.

Deux thèmes dialoguent très lentement, s’enlaçant et se fuyant sans trêve. Le premier, très mélodique et chantant, semble comme dans les œuvres ultimes de Mahler, un simple récitatif. Mais tout est ici incertain, à la frontière des mondes, depuis l’absence de tonalité claire, jusqu’au flot chromatique soutenu. Dans cette grisaille de fin des choses, ce thème hésite, se fraie un chemin hors du silence, et parfois le vide voulu de l’accompagnement, laisse à nu un témoignage contre le temps, un sacrifice.
Au fur à mesure que la musique avance elle semble perdre de sa substance, de son sang.

Le second thème est plus ancré dans le monde réel avec sa tonalité affirmée en fa dièse majeur et son côté gymnique. Pourtant le thème surnaturel et le thème du regret de la terre sont tous deux issus du même motif, et ils finiront par se vampiriser mutuellement et se ressembler visage à visage. Il a été noté que les thèmes principaux, les thèmes secondaires, les motifs d’accompagnement et les contrepoints se présentent tous d’une seule et unique manière.

À la fin de l’horizon, tout finit par se confondre. Il est difficile d’oublier, surgissant à la fois de nulle part et du silence, l’entrée du thème initial auquel répondent avec une infinie tristesse les cordes toutes entières. Une modulation du désespoir est lancée, qui restera suspendue, presque immobile, jusqu’à la fin du mouvement. On notera les hésitations de la musique, sa fragilité lasse, et surtout les trous béants de silence dans lesquels tombe toute la pluie des mondes intérieurs. Pourtant des élans soulèvent encore la pâte de cette tristesse inhabitable. Le point culminant du mouvement se situe quelque part vers la coda, ou plutôt dans l’ailleurs, car tout est indéfini ici.
L’orchestre se révolte brutalement et toute la tension s’évacue dans une foudre sonore faite d’un accord fortement dissonant. Les cordes jouant de façon tranchante, aiguës, produisent des sons stridents bien éloignés du velouté habituel. Cette cruauté des sons est la trace de la déchirure propre à cette symphonie. Cet éclat brutal et soudain des cuivres pétrifie comme un appel de l’au-delà.
L’empilation des accords parfaits donne dans une tragique dérision une épouvantable dissonance, maintenue par-dessus le bouillonnement des cordes graves. Des soubresauts dérisoires agitent la musique qui s’interrompt brusquement, laissant seule une trompette pour hurler à la mort. Tout s’effondre alors. Sur une lente tenue de la trompette, les cordes osent à peine venir
Le reste de l’orchestre se traîne encore et le mouvement s’achève dans une dissolution glaciale.

II. Scherzo

De ce mouvement demeure une esquisse, dont la moitié est presque complète et orchestrée, mais dont la dernière partie n’est qu’une ébauche pleine de trous. Mahler l’aurait refaite et transformée.
Ce mouvement devait répondre à l’adagio du début, le contrebalancer. Il débute dans l’étrange tonalité de fa dièse mineur et il est traversé d’appels de cors, et les cordes se font tranchantes, exacerbées. On pourrait se croire revenu aux célébrations de la Nature et des danses paysannes. Mais ici tout n’est qu’écho trompeur et distorsion. Aucune danse ne peut tenir debout dans l’instabilité totale des rythmes. Sans arrêt Mahler change les mesures. deux trios sont écrits.
Un trio aux accents de douce pastorale, comme une valse naïve, un second trio aux allures plus carré. Dans "un tempo tranquille de Ländler" a écrit Mahler. Ces moments de détente sont balayés par le retour par le tourbillon du retour du scherzo. Une affiliation certaine avec les mouvements de la Cinquième, scherzo et rondo-finale, montre un salut au passé.

III. Purgatorlo oder Inferno

Mahler a ensuite raturé l’indication Inferno qui a dû l’effrayer. La notation de Purgatio ne doit rien à Dante, mais à un texte de son ami Siegfried Lipener. Ce poème parle de trahison. Ce morceau complet est très bref, c’est un intermezzo. Il est comme gribouillé, poignardé par des lambeaux de mots terribles, sans doute jetés après le choc de la découverte de l’infidélité de sa femme. Alma a de plus sans doute supprimé des passages en déchirant une partie de la partition.
Ce qui en reste est déjà éloquent : Tod ! (Mort !), puis Verk!, (périr !). Erbarmen ! (Pitié !), 0 Gott ! 0 Gott ! warum hast du mich verlassen (Oh mon Dieu ! Pourquoi m’as-tu abandonné ?). Et enfin ceci: Dein Wille Geschehe ! (Que ta volonté soit faite !). Mahler a commencé à rédiger ce deuxième mouvement pour se mettre les idées au clair, pris par l’urgence de sa composition. Car ce qui frappe c’est bien la hâte fébrile de Mahler pour prendre la mort de vitesse. Il va vite aussi dans un allegretto et se cite lui-même en reprenant un lied cruel " Das irdische Leben". Dans ce lied un enfant meurt de faim, comme dans la vie terrestre. On est loin du paradis de la vie céleste tant vanté par Mahler. Le réel, le tragique sont devant nous, froids comme une pluie froide. Ironiques et sans espoir.
Ce mouvement est celui de la culpabilité de Mahler. Il n’en veut pas à Alma pour son infidélité, mais à lui-même pour l’avoir délaissé pour sa vie de compositeur. La partition devient un étalage de flagellations.

IV. Scherzo

Mahler a laissé sur la partition une inscription inachevée " Der Teufel tanzt es mit mir, Wahnsin, fass mich an, Verfluchten ! vernichte mich dass ich vergesse, dass ich bin ! dass ich aufhöre, zu sein dass ich ver... (Le diable le danse avec moi, Folie, empare-toi de moi, je suis maudit ! Détruis-moi pour que j’oublie que j’existe ! pour que je cesse d’être pour que j’ou...)".
Ici, Mahler s’interrompt au milieu du mot, incapable de poursuivre.
La musique au début est enflammée, nerveuse, toute entière tendue vers une danse macabre. Mais les trios sont chancelants, boiteux, grotesques et esquissent des fantômes de valse. Il passe en souvenirs morcelés des bribes de thèmes, des références d’ailleurs ou des mouvements précédents passent endeuillés. Le vieux monde ricane encore. Les percussions se mettent en sourdine, aux aguets, prête à dévorer le silence.
Et alors surgit avec une grande violence un son terrible : un battement unique, très fort, sur un tambour en sourdine. Un dernier coup de grosse caisse glace l’espace.
Sous cette note, Mahler écrit : "Du allein weisst was es bedeutet. Ach ! Ach ! Ach ! Leb wohl mein Saitenspiel! Leb wohl, leb wohl, leb wohl" (Toi seule sais ce que cela signifie. Adieu, ma lyre! Adieu). Et en effet, Alma savait : la mort tragique d’un vétéran des pompiers de New York avait profondément ému Mahler deux hivers auparavant. Le cortège funèbre s’était arrêté sous les fenêtres de leur hôtel à Manhattan et l’oraison s’était achevée par un battement de tambour en sourdine. Alma se souvient d’avoir vu Mahler en larmes à sa fenêtre.

V. Finale

Cette page est à peine ébauchée par Mahler qui aura juste laissé quelques indications d’orchestration.
Ce mouvement devait être ample et couronner la totalité de l’œuvre en reprenant des thèmes déjà énoncés. Il est marqué par la présence sourde et angoissante du tambour, et de l’échappée vers le haut, que constitue le long thème joué à la flûte que désirait explicitement le compositeur, l’un des plus beaux de Mahler.
Ce mouvement débute par les coups sourds et oppressants de la grosse caisse, et un thème bouleversant va prendre son vol.
La grosse caisse du mouvement précédent donne une coloration sinistre que seul l’élan aérien de la flûte saura conjurer. Les cordes envoûtées la suivent et une montée pourrait faire croire à une délivrance. Mais le tambour en sourdine brise tout élan brutalement. "Sans relâche, les battements de tambour s’égrènent, comme pour planter les clous d’un cercueil". Un climat de panique semble surgir. Des fanfares diaboliques tournent en rond. Tout est un chaos sonore violent, dément, sans issue et alors surgit du néant les dissonances cruelles reviennent vrillés par les trompettes. Tout est accompli, tout retombe.
Les cordes reviennent avec la consolation d’un nouveau thème résigné et apaisé. La conclusion sera douce et se dissoudra dans l’acceptation douce de la mort. Tout s’efface. Tout est dit.

Sur la dernière page, sur la dernière note, Mahler a écrit sous les dernières mesures "Für dich leben ! für dich sterben ! Almschi ! (Vivre pour toi ! Mourir pour toi ! Alma !)".

Remarques finales

Mahler, comme Beethoven, n’aura pu aller au bout de sa Dixième symphonie. Mais lui a pu laisser un torse prodigieux. Il avait voulu ruser avec la mort par peur mystique du chiffre neuf en ne numérotant pas Le Chant de la Terre. Alma raconte " Quand il composait la Dixième, il me dit "Maintenant le danger est passé". Et il croyait avoir ainsi fait faux bond à dieu…mais il ne vit pas jouer sa Neuvième et ne finit pas la Dixième."
Mais sa Dixième est parvenue jusqu’à nous, fragmentaire mais essentielle. Ce flot continu de musique se love dans une merveilleuse épave qui flotte haut en nous, renflouée par d’autres mains respectueuses. Elle aurait été révisée, retravaillée par Mahler comme il le faisait toujours. Mais cette Dixième telle quel, est fondamentale. Car elle ouvre de nouveaux chemins et démontre que le gouffre ouvert par la Neuvième et le Chant de la Terre avec leurs appels du néant est comblé. Malgré la crise déchirante du couple, Mahler avait retrouvé un nouvel élan vital, une énergie créatrice renouvelée. Il avait éloigné de lui sa volonté de disparaître, de se fondre dans la terre-mère. Il acceptait dorénavant la fin inéluctable, mais en voulant profiter du temps encore possible."La prochaine fois que je viendrai au monde, je n’oublierai pas de compter chaque seconde ". Mahler est revenu au monde et compte chaque seconde encore donnée.
La Dixième, certes journal intime zébré de douleurs, allait vers un nouveau territoire. Aussi la querelle sur l’achèvement de la partition est vaine. Ce n’est qu’une approche de ce qu’aurait écrit Mahler, mais à part des béances et des lambeaux cela est encore du Mahler non encore poli et repoli, mais bouleversant.

La Dixième n’est pas la conséquence de la trahison d’Alma, elle était déjà imaginée en 1908, et bien en cours en 1910 avant cette découverte. Mais après elle est irriguée par ce choc et change de sens et de forme. Ce qui devait être une sorte de rebond certes violent après l’appel du néant, devient une cérémonie des adieux à Alma. Adieux, mais aussi tentative pathétique de ne pas la perdre.

Lancinante comme le remords, cette musique ira jusqu’à l’effondrement, vers sa dissolution. Ce refus du beau son, ces frottements sans cesse, n’auraient pu faire jour qu’à une épure, mais non il s’agit bien là du chant d’une âme aux abois. Feuillets du livre de la vie d’un homme arrachés à l’oubli, la Dixième Symphonie de Gustav Mahler devient du sang noir, le lait de l’aube.

Nous sommes déjà derrière la douleur. Le monde tombe en pluie, derrière se gravent dans le vent les douleurs, le monde tombe sur le monde. Même la nuit devenait inutile. Cette musique sonne comme bouche des plis sombres dans notre profond, la mort avant la mort.

"Tout est moins qu’il
N’est,
Tout est plus " (Celan)

Gil Pressnitzer