Gustav Mahler

Symphonie n° 9 en Ré majeur

2. La Symphonie de l’évanouissement sonore

Et il fera maintenant bientôt nuit.

Rumeurs lointaines du monde, souffle de grands vents glacés, cris lointains d’enfants, clapotis de souvenirs, la Neuvième Symphonie de Mahler est une véritable bande-son sur le passé en miettes et l’évanouissement du présent.

Parfois une houle d’horreur, un sursaut du bonheur terrestre, un galop de cheval blessé, et une histoire se tisse, dite d’une voix sourde par un narrateur déjà en route vers la dissolution du bleu des lointains. Que d’ombres derrière la buée de la mémoire !

Cette symphonie n’est ni grise, ni triste, elle est un châle bleu posé sur la douleur du monde, "des cris et des chuchotements" pour se réconcilier avec la terre. Elle ne porte pas le poids du monde, car il est trop tard pour dire au revoir, elle est déjà ouverte à la nuit qui tombe. Le fleuve de la vie passe au-dessus de Mahler qui n’aspire qu’à l’effacement avec "l’indulgence des noyés".

Mahler tend vers un fractionnement, un désir d’être une part de néant, un fragment des mémoires du temps mais toujours avec le feu de sa conscience. "La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil" (René Char), aussi Mahler ne va pas vers le vide mais vers l’évaporation consciente des choses. Il nous entraîne au bord des apparences, au point du basculement du monde, là où la parole s’épuise, s’évapore.

Symphonie entre chien et loup, symphonie à yeux fermés où le sentiment de l’inéluctable et de l’Immense Nostalgie vous étreint jusqu’à nouer les larmes.

Méditation sur la mort certainement, comme le Chant de Terre, mais surtout adieu au monde de la tonalité, au monde lui-même, à l’amour, à la nature.

Après ce "tombeau" dédié à toute sa vie, il va pouvoir enfin tourner la page et se lancer dans la torturante épreuve de la Dixième Symphonie qui sera l’œuvre de la crise et de la perte des dernières certitudes.

Mahler n’est pas au moment de la composition de cette symphonie cette épave affaiblie par les coups du destin, exhalant dans un dernier soupir son message ultime au monde, comme une certaine imagerie veut le laisser croire.
II n’a pas la sagesse de la résignation, il s’efface simplement avec un pâle sourire : il ne veut pas mourir, il veut se dissoudre. Aucune compassion, aucune plainte ni sur la terre, ni sur lui-même, cette œuvre est celle d’un homme qui sait et qui laisse sourdre la poignante émotion.

Il a enfoui en lui ses blessures et laisse couler son indomptable énergie au service du Philharmonique de New-York en pleine réforme de structures. Certes bien des choses saignent en lui, mais après "l’amalgame intime de la tristesse et de l’extase" du Chant de la Terre, Mahler porte un regard apaisé au-delà de l’infini qu’il vient de tutoyer.

À quarante-neuf ans il s’enferme dans sa solitude et rédige à une vitesse folle cette œuvre complexe qui ne ressemble à aucune de ses œuvres précédentes.

C’est à Toblach, dans le Tyrol du Sud, que Mahler passera ses trois derniers étés d’homme et de compositeur auprès des montagnes et des torrents qu’il a tant aimés. C’était une grande ferme, bien en dehors du village, et protégée de ce que Mahler abhorrait le plus au monde, le bruit. Et il composait dans une sorte de cabanon posé au milieu d’une clairière et sans doute les créatures du bois devaient l’épier, comme pour l’enterrement du chasseur des contes du Wunderhorn. Toutes, sauf ce coq qui le tourmentait tous les jours à l’aube.

Arrivé seul en juin 1909 au milieu de la pluie, du vent, et du froid il s’enferme dans le silence, portant en lui cette œuvre qu’il "écrit avec une extrême rapidité" et dont on ne sait rien de sa composition - car Mahler a refusé tout commentaire sinon cette annonce du premier avril 1910 "Mise au net, la partition de ma Neuvième est terminée". En fait Mahler a semble-t-il composé sa symphonie en moins de trois mois mais sans doute à partir d’esquisses datant de l’été 1908.

"Je l’ai écrite aveuglément pour me libérer et on y trouve quelque chose que j’avais depuis longtemps en moi et que l’on pourrait rapprocher de la Quatrième Symphonie" (août 1909 ). Il s’agit de son dernier manuscrit achevé et qu’il ne connut qu’au piano et par son oreille intérieure. Pourtant la science orchestrale est confondante. Lui qui retouchait si souvent ses partitions a laissé ce document brut mais parfaitement poli et on imagine mal les retouches qu’il aurait effectuées.

Ce morceau de basalte noir qu’est la Neuvième Symphonie marque un passage vers un autre monde, très éloigné de son passé et sans lien avec cette enfance qu’il portait pourtant toujours en lui.

Si éloigné ? Nous avons vu que Mahler comparait cette symphonie avec sa Quatrième et de nombreuses citations, des traces désintégrées de souvenirs, reviennent souvent rappeler le parfum de cette terre, à lui qui se sent déjà si loin. Symphonie de l’effondrement, de la dissolution avec de grands pans de vide et surtout avec la présence physique du rien qui se met ainsi en musique, du néant qui se fait palpable, d’abîmes qui s’ouvrent - rarement musique n’aura donné autant physiquement le poids de la suspension des choses.

"Cette symphonie est une présentation sonore de la mort elle-même qui paradoxalement nous ranime chaque fois que nous l’entendons" (Léonard Bernstein).

Mort d’une société, celle de Vienne, mais aussi vision de la montée des périls dans cette Europe qui s’effrite, mort d’une culture occidentale célébrée une dernière fois dans sa Huitième. "L’adagio de la Neuvième est une explication sémantique de la mort de notre société, de notre culture faustienne " (Léonard Bernstein).
Sur ces ruines entrevues, un tombeau musical de l’écroulement est édifié.
Cette musique de fin de siècle est tout autant musique d’un nouveau siècle, lourd déjà de larmes.

Au fur et à mesure que le temps avance dans la symphonie la dislocation s’installe, par la corruption des thèmes et des sons ; un lent pourrissement des notes qui restent en suspens, molécules éparses. Mahler a composé une musique inouïe en Occident, et jamais auparavant une telle emprise poignante de la musique n’avait été opérée sur l’auditeur. Alban Berg, foudroyé par cette œuvre, parle d’un amour inouï pour cette terre et aussi de la mort qui vient irrésistiblement car pour lui toute l’œuvre repose sur le pressentiment de la mort, encore et toujours présente et finalement triomphante. Mais cette œuvre qui parle de la mort n’a pas une odeur de mort.

Les quelques annotations sur la partition indiquent "O jeunesse ! Disparue ! O amour ! Envolé ! et vers la fin "Adieu ! Adieu !". et aucune ne se laisse aller au désespoir absolu.

Certains, dont je suis, tiennent cette symphonie, surtout son premier mouvement, comme la musique la plus haute qui soit et quand elle vous est donnée par hasard à entendre, un jour de la fin des années cinquante, par un disque Vox de Jascha Horenstein avec la mort jouant de la lyre en couverture, le cours de votre vie coule différemment.

Notes sur l’écoute de la Neuvième Symphonie

Cette symphonie est une vocalise pour instruments et une stèle des lignes de fuite.

Cette œuvre est très neuve sur le plan de la technique musicale car elle propose comme principe essentiel la raréfaction sonore :

Art du montage elliptique, avec de véritables plans-séquences sonores et parfois des coupes brusques, des bouts de phrases à peine énoncées, des bouffées de citations réelles ou imaginaires de ses propres oeuvres. Cette symphonie ignore superbement les saintes règles de la forme sonate et joue sur les ambiguïtés de la tonalité qu’il mène au bord du précipice. Mahler ne veut plus rien prouver, il ne veut qu’éprouver dans cette symphonie de l’avant et de l’ailleurs. Il réalise une véritable vocalisation des instruments, une sublimation de tous les grains de voix qui ont irrigué ses symphonies - et la voix est transfigurée en son pur, en instrument. Cette symphonie est un trou noir qui absorbe les dernières ondes de la vie.

Plus de repères unificateurs dans la forme ou la structure, ni tonalité, ni forme musicale rigoureuse mais une houle de chromatisme, une grande sinuosité harmonique qui fait de cette œuvre l’apologie du déséquilibre, une sorte de malaise musical. Par la désintégration des thèmes et des formes, Mahler élève un adieu à l’ère de la musique tonale, un adieu au monde de la symphonie et peut être à la musique telle qu’il l’a connue.

Il crée de nouveaux rapports avec la réalité, loin des garde-fous habituels - tout s’est effondré, tout est à refaire. À partir d’un orchestre très important Mahler parvient à une atmosphère si raréfiée qu’il rend tangible l’au-delà.

Chaos et organisation, silence et cri, mort et vie sont mis en relation sans précaution comme pour constater un précipité alchimique.

Ainsi le sublime premier mouvement a déjà commencé avant que nous puissions vraiment percevoir les premiers sons émis par les violoncelles. Mahler utilise les retards, les non-résolutions et laisse sa musique flotter comme une nappe d’infini.

Deux mouvements lents tendus de révolte et de silence sont encadrés de deux mouvements rapides et sarcastiques qui demandent des comptes au monde, à sa vanité, à ses tumultes vains.
La gaieté forcée et panique des sections rapides joue sur la distorsion des sons, du basculement dans le grotesque des lambeaux de danses. Devant le mensonge et l’hypocrisie, face "à l’ignoble comédie des bruits du monde" Mahler compose sa musique la plus noire.
Les mouvements extrêmes sont, eux, une lente dissolution des sons traversés parfois par l’onde de choc des hurlements du silence. En fait cette symphonie évolue du silence au silence.

Neuvième Symphonie en quatre mouvements

1- Andante comodo
2- Im tempo eines gemachlichen Làndlers. Etwas tappisch und sehr derb
3- Rondo. Burleske Allegro assai. Sehr trotzig
4- Adagio. Sehr langsam und noch zuruckhaltend

Les contrastes entre les mouvements et les tonalités sont abrupts, provoquant des frottements de sons et d’émotions, mélangeant l’intime et le convulsif. Mais très subtilement on peut entrevoir une véritable somme de toute l’œuvre de Mahler et sa Neuvième est son miroir promené le long de son dernier chemin.

Le premier mouvement le plus long, le plus complexe, est la plus grande avancée de Mahler en musique, depuis le chaos jusqu’aux marches de la mort, avec de grands pans entiers de blocs immobiles de sons, de suspensions où la mort crée son espace. Tendresse et terreur tissent la trame de l’histoire d’une vie à partir semble-t-il d’une seule et unique mélodie. Des passages dramatiques hurlent au milieu de rêves effondrés.

Le deuxième mouvement est un scherzo brassant trois danses typiquement et férocement viennoises : un ländler "normal", une valse, et un ländler très lent jusqu’à la déchirure.

Le troisième mouvement est un cri ironique très obstiné - comme le note avec son humour noir Mahler, il est dédié « A mes frères en Apollon ». Les sarcasmes et la douleur cruelle sous forme de folie polyphonique de ce morceau enfanteront Chostakovitch.

Le dernier mouvement sera son dernier final qui va expirer goutte-à-goutte aux cordes seules. La musique s’efface à n’en plus finir citant l’avant-dernier des Kindertotenlieder. Tout est accompli et Mahler inscrit sur la dernière note de la partition « ersterbend" (en mourant). Il ne reste que le souffle, une éternité retrouvée dans l’immatériel, dans l’abolition du son lui-même. La première exécution fut donnée le 26 juin 1912 à Vienne par Bruno Walter, soit presque un an jour pour jour après la mort de Mahler, sorte de célébration à rebours de la grande messe de la Huitième Symphonie qui avait réuni toute l’Europe en 1910. La dernière œuvre de Mahler représente l’apothéose de "la douleur au monde" (Weltschmerz) concept typiquement mahlérien, Mais plus encore cette musique donne congé au monde et à une certaine pensée idéaliste. "Requiem de l’idéalisme" peut-être, car il n’est plus de secours dans aucune métaphysique, Mahler est nu. Il exprime alors un adieu apaisé et aussi une soif extatique de vivre, une réconciliation finale.

La Neuvième de Mahler frissonne tout entière et nous avec, car elle est acte de foi.

Gil Pressnitzer